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Histoire d’un paysan.

M. le curé nous avait appris. Il arriva donc qu’au lieu d’oublier mes leçons, comme ceux de Hultenhausen, de Chèvrehof et d’ailleurs, je les savais encore mieux à la fin de l’automne, et que M. Christophe, à la rentrée d’hiver, me fit passer dans la classe des riches de Lutzelbourg, qui suivaient l’école toute l’année. J’appris tout ce qu’on apprenait en ce temps-là dans nos villages : à lire, écrire et calculer un peu, et le 15 mars 1781, je fis ma première communion. Ce fut la fin de mes études. J’étais aussi savant que maître Jean ; le reste, avec du travail et de la bonne volonté, devait venir tout seul.

Depuis ce temps le parrain me prit tout à fait à sa forge ; il donna son bétail à garder au vieux Yen, le hardier de la ville, je continuais à le soigner dans l’étable, mais j’apprenais en même temps un état ; et quelques mois après, la force m’étant venue, je battais déjà le fer en troisième.

La mère Catherine et Nicole avaient pour moi de la considération, car le soir, lorsque le feu de la forge avait fatigué les yeux de maître Jean, c’est moi qui lisais les gazettes et les petits livres de toute sorte que nous apportait Chauvel. Je lisais, mais sans comprendre, bien des choses ! Par exemple, quand la gazette parlait des droits de la couronne, des impositions des pays d’État et des pays d’élection, j’en suais sang et eau ; cela ne pouvait pas m’entrer dans la tête. Je voyais bien que c’était de l’argent qu’il fallait donner au roi, mais je ne comprenais pas la manière dont on nous le prenait.

Pour tout ce qui regardait notre pays, c’était autre chose. Quand la gazette parlait de gabelles, comme j’allais toutes les semaines en ville acheter le sel de la maison, à six sous la livre, ce qui ferait plus de douze sous aujourd’hui, je me figurais le saunier criant par son guichet à quelque pauvre diable :

« Tu n’es pas venu mardi dernier… Tu achètes de la contrebande… J’ai l’œil sur toi… Prends garde !… »

Car, non-seulement il fallait acheter le sel au bureau de la gabelle, beaucoup plus qu’il ne valait, mais il fallait en acheter tant par tête et par semaine.

Quand il était question de dîmes, je me figurais le paulier, avec sa perche et ses voitures, criant au loin dans les champs, pendant la moisson :

« Eh ! ohé ! gare la onzième ! »

Alors, même en temps d’orage, quand la pluie menaçait, il fallait ranger les gerbes en ligne ; et le paulier venait lentement, lentement vous accrocher les plus belles sous le nez, pour les lancer sur son tas.

C’était assez clair !

Je comprenais aussi les droits sur les boissons, ceux du treizième sur les ventes, du péage, du halage sur toutes les marchandises, les droits réunis, les droits réservés, les droits de tarif, de cloison, d’imposition, d’entrée, d’octroi, de courte-pointe, de graissage, etc. Je n’avais qu’à me représenter les barrières, les halles, la mairie, et puis les contrôleurs-jurés-visiteurs, les marqueurs, les jaugeurs, les courtiers de police sur les vins, les inspecteurs-gourmets, les essayeurs d’eau-de-vie, les essayeurs de bière, les jurés-vendeurs, priseurs et visiteurs de foin, les botteleurs, les leveurs de minot, les auneurs-jurés, les contrôleurs de porcs, les inspecteurs aux boucheries, et mille autres employés, allant, venant, tâtant, regardant, ouvrant, déballant, arrêtant, tançant et confisquant… Tout cela, je le comprenais très-bien.

Chauvel m’expliquait le reste.

« Tu veux savoir ce que c’est qu’un pays d’éléction, me disait-il, tranquillement assis derrière le poêle, ce n’est pas difficile à comprendre, Michel. Un pays d’élection est une ancienne province de France, une des premières comme Paris, Soissons, Orléans, où les rois ont commencé. Dans ces pays-là, les intendants du roi sont tout et font tout ; ils mettent les impositions comme ils veulent, ils chargent le baudet tant et plus, ils sont les maîtres, personne n’ose piper ni se plaindre. Les plaintes qu’on fait contre eux leur reviennent, et ils les jugent !

« Autrefois ces pays nommaient eux-mêmes leurs répartiteurs ; ils arrangeaient leur bât, pour le porter avec moins de peine. On appelait ces répartiteurs : les élus ! et c’est à cause de cela qu’on disait : — Ce sont des pays d’élection. — Mais depuis deux cents ans les intendants nomment les répartiteurs, cela leur convient mieux. »

Il clignait de l’œil.

« As-tu compris, Michel ?

— Oui, maître Chauvel.

— Eh bien, pour les pays d’État, ou pays conquis, comme notre pays de Lorraine, d’Alsace, comme la Bretagne, la Bourgogne, c’est différent. Ici, les intendants ne font pas tout, les nobles et les évêques se réunissent de temps en temps en assemblées provinciales, ils votent les impôts, d’abord pour la part de la province dans les dépenses de tout le royaume, c’est comme ils disent : — le don gratuit… l’affaire du roi ! — ensuite pour leurs propres dépenses, pour leurs chemins, leurs cours d’eau, leurs bâtisses, etc. Avant de se rendre, nos pays ont fait leurs conditions, les nobles et les évêques de nos pays s’entend ! Ils ont eu leur capitula-