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Histoire d’un paysan.

Et, se levant, elle s’approcha du cellerier et des deux sergents, qui se retournaient, la regardant de travers sous le bord de leurs grands chapeaux à cornes, sans lâcher Cochart.

« Vous ne connaissez donc pas l’ordonnance du roi ? leur dit-elle. Vous arrêtez les gens, pour vos affaires du fisc, après six heures du soir, quand l’ordonnance vous le défend ; et vous voulez les forcer de vous ouvrir leur porte pendant la nuit ! Songez donc que tous les malfaiteurs pourraient dire : « Nous sommes les employés du fisc, ouvrez ! » Ils pilleraient les villages à leur aise, si l’ordonnance ne défendait pas ce que vous faites, et si l’édit ne vous ordonnait pas d’être assistés de deux échevins et d’arriver en plein jour. »

Elle parlait clairement et sans gêne, comme le vieux Chauvel, et Poulet semblait confondu de voir qu’on osait lui parler en face ; l’indignation faisait trembler ses joues. Tout le monde reprenait courage. Dehors, dans la rue, s’entendait une grande rumeur pendant que Marguerite parlait, et, comme elle finissait, une voix plaintive et lamentable s’éleva, la voix de la vieille Geneviève Paquotte, criant :

« Ah ! le brigand !… ah ! le malheureux !… il arrive encore !… il lui faut les enfants et les pères de famille ! »

Cette pauvre vieille élevait sa béquille au-dessus de la haie, et ses cris partaient comme des sanglots, elle disait :

« C’est toi qui m’as pris mon garçon… mon pauvre François ?… C’est toi qui m’as mise dans la misère !… Ah le bon Dieu t’attend !… il t’attend, va !… Ce n’est pas fini… les malheureux seront là !… »

Rien que de l’entendre, on avait la chair de poule, on devenait tout pâle, et lui, Poulet, regardait, en écoutant la rumeur du côté de la rue. Les sergents aussi se tournaient.

Dans ce moment, maître Jean, se levant, dit :

« Monsieur le cellerier, écoutez cette malheureuse !… C’est pourtant terrible, cela !… personne ici ne voudrait avoir pareille chose sur la conscience, ça vous déchire le cœur. »

Geneviève Paquotte ne criait plus, mais elle sanglotait, et l’on entendait ses béquilles qui s’en allaient lentement, remontant la rue.

« Oui, dit maître Jean, c’est épouvantable ! Réfléchissez bien à ce que vous faites ; nous vivons dans un moment difficile pour tous, mais principalement pour les employés du fisc. Le vase est plein, prenez garde de le faire déborder, Voici déjà cinq fois que vous venez à la nuit close cette année, et vous avez aussi fait des visites à Lutzelbourg, l’hiver dernier, après minuit, pour trouver de la contrebande. Si les gens se lassent, s’ils finissent par vous

résister, que devrons-nous faire, nous, bons bourgeois ? Est-ce que nous devrons vous prêter main-forte contre l’ordonnance du roi, que vous violez ? Est-ce que nous devrons soutenir ceux qui mettent l’édit et l’ordonnance sous leurs pieds, ou ceux qui défendent leurs droits ? Réfléchissez, au nom du ciel ! je ne vous dis que cela, monsieur Poulet ! »

Alors il se rassit. Les rumeurs de la rue augmentaient ; une quantité de gens se penchaient sur la haie pour voir et entendre. — Cochart criait :

« Je ne marcherai pas !… on me tuera plutôt !… Je suis avec l’ordonnance ! »

Poulet, voyant que les deux sergents eux-mêmes commençaient à réfléchir et regardaient autour d’eux, sans oser suivre ses ordres, se rappela tout à coup Marguerite et se retourna furieux, en lui criant :

« C’est toi qui nous vaut ça… calviniste !… Tout aurait marché comme à l’ordinaire, sans cette mauvaise race ! »

Il s’avançait tout rouge et le cou plein de sang, comme un de ces gros dindons qui courent après les enfants ! Il arrivait pour la pousser, quand il me vit derrière elle, dans l’ombre. J’étais là sans savoir comment, en bras de chemise. Je le regardais, et je riais en moi-même, pensant :

« Malheureux ! si tu la touches, je te plains !… »

Je sentais déjà son gros cou rouge entre mes deux mains, comme dans un étau. Lui vit cela, et tout à coup il devint pâle.

« Allons, dit-il, c’est bon… c’est bon… Nous reviendrons demain ! »

Les deux sergents, qui voyaient cette foule penchée sur la haie et tous ces yeux reluisant dans l’ombre, parurent bien contents de s’en aller. Ils lâchèrent Cochart, qui se redressa, le sarrau déchiré, les joues et le front couverts de sueur.

Moi, je ne bougeais pas de ma place. Marguerite, alors, se retournant, me vit. Beaucoup d’autres me regardaient aussi. J’étais pour ainsi dire fâché de voir le gros cellerier s’en aller avec les sergents ; ce soir-là, j’aurais aimé la bataille ! Que les hommes sont étonnants, et que les idées changent avec l’âge ! mais on n’a pas toujours des bras et des épaules de dix-huit ans et des mains de forgeron, et l’on ne pense plus à montrer sa force et son courage à celle que l’on aime !… Enfin ils s’en allaient. Marguerite me dit en riant :

« Ils s’en vont, Michel… »

Et je lui répondis :

« C’est la meilleure idée qui puisse leur venir. »