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Histoire d’un paysan.

lève et s’essuie le menton avec son tablier, en me disant :

« C’est égal, Michel, tu es tout de même plus courageux que les autres garçons du village ; je t’ai bien vu derrière moi… Tu n’avais pas une bonne figure, non ! Aussi Poulet s’est dépêché de partir, après t’avoir regardé ! »

Elle se met à rire ; et, pendant que je me réjouis de l’entendre dans cette rue tranquille, elle me demande :

« Mais, dis-donc, à quoi pensais-tu, Michel, pour avoir cette figure ?

Et je lui réponds :

« Je pensais que s’il avait le malheur de te toucher, ou seulement de te dire un mot malhonnête, c’était un homme perdu. »

Alors elle me regarde, et ses joues deviennent rouges :

« Mais tu aurais été aux galères !

— Qu’est-ce que ça m’aurait fait ? Avant, je l’aurais tué ! »

Comme tout me revient après tant d’années ! J’entends la voix de Marguerite ; chaque mot est dans mon oreille ; et ce petit murmure de la source, tout, tout revit. Oh ! l’amour, quelle bonne chose !… Marguerite avait alors seize ans, elle n’a jamais vieilli pour moi.

Nous restâmes encore là quelques instants à rêver, et puis Marguerite s’en alla du côté de leur porte. Elle ne disait plus rien. Mais comme elle venait d’ouvrir, le pied déjà dans leur allée, elle se retourna d’un coup, me tendit sa petite main de bien loin, en me disant, les yeux brillants :

« Allons ! bonne nuit, Michel, dors bien, et merci ! »

Et je sentis qu’elle me serrait la main. J’en fus grandement troublé.

Et la porte s’étant refermée, je restai deux minutes à ma place, écoutant Marguerite trotter dans leur baraque, monter l’escalier ; et puis, regardant la lampe s’allumer, à travers les fentes du volet :

« Elle se couche ! » me dis-je.

Et je partis, m’écriant dans mon âme :

« Maintenant elle sait que tu l’aimes ! »

Jamais je n’ai senti depuis de trouble et d’enthousiasme pareils.

XVI

J’avais donc décidé que Marguerite serait ma femme ; tout était arrangé dans ma tête ; je me disais :

« Elle est encore trop jeune, mais dans quinze mois, quand elle aura dix-huit ans et qu’elle comprendra que c’est son bonheur d’être ma-

riée,

comme touttes les filles, et que je lui dirai que je que je l’aime, nous serons bientôt d’accord et nous livrerons la grande bataille. La mère va terriblement crier ; elle ne voudra pas d’une calviniste ; et le curé, tous les gens du village seront avec elle ; mais c’est égal, le père sera toujours avec moi, car je lui montrerai que c’est le bonheur de toute ma vie, et que je ne puis exister sans Marguerite. Alors il aura du courage et, malgré tout, il faudra que l’affaire marche. Après cela nous louerons une petite forge, soit sur la route des Quatre-Vents, à la Roulette, soit sur la route de Mittelbronn, aux Maisons-Rouges, et nous travaillerons pour notre compte. Les rouliers, les voituriers ne manqueront pas. Nous pourrons même tenir une petite auberge comme maître Jean. Nous serons les plus heureux du monde ; et si nous avons le bonheur d’avoir un enfant, au bout de quinze jours ou trois semaines je le prendrai sur mon bras, j’irai tranquillement aux Baraques et je dirai à la mère : « Tenez, le voila !… maudissez-le !… » Et elle pleurera, elle criera, elle s’apaisera, et finalement elle viendra chez nous ; tout sera raccommodé ! »

Voilà ce que je me figurais, les larmes aux yeux ; et je pensais aussi que le père Chauvel serait content de m’avoir pour gendre. Qu’est-ce qu’il pouvait espérer de mieux qu’un bon ouvrier, laborieux, économe, et capable par son travail d’amasser du bien, un homme simple et naturel comme moi ? J’étais pour ainsi dire sûr qu’il consentirait ; rien ne me troublait, tout me paraissait dans le bon sens, et j’étais attendri de mes bonnes idées.

Malheureusement il arrive des choses en ce monde auxquelles on ne s’attend pas.

Un matin, cinq ou six jours après la visite des fiscaux, nous étions à ferrer le roussin du vieux juif Schmoûle devant la forge, lorsque arriva la femme Stéphen, des Baraques d’en haut. Elle revenait de vendre ses œufs et ses légumes au marché de la ville, et dit à maître Jean :

« Voici quelque chose pour vous ! »

C’était une lettre de Metz, et maître Jean s’écria tout joyeux :

« Je parie qu’elle vient de Chauvel ! Lis-nous ça, Michel ; je n’ai pas le temps de chercher mes besicles. »

J’ouvris donc la lettre, mais j’en lisais à peine les premières lignes, que mes genoux tremblaient et que je me sentais froid par tout le corps : Chauvel annonçait à maître Jean qu’il venait d’être nommé député du tiers aux états généraux, et lui disait d’envoyer tout de suite Marguerite à l’auberge du Plat-d’Étain, rue des Vieilles-Boucheries, à Metz, parce