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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/95

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Histoire d’un paysan.

déjà le roulement de la voiture, qui traversait la place d’Armes.

« Nous arrivons juste à temps, » dit maître Jean.

Comme nous débouchions au coin de Fouquet, la lanterne du courrier arrivait sur nous, par la rue de l’Église. Alors nous entrâmes sous la voûte, où, par le plus grand hasard, se trouvait le vieux juif Schmoûle, qui partait pour Metz.

Presque aussitôt la voiture faisait halte. Plussieurs places étaient vides. Maître Jean embrassa Marguerite ; moi, j’avais déposé la malle, et je n’osais avancer.

« Viens donc ici, » me dit-elle en me tendant la joue.

Et je l’embrassai, pendant qu’elle me soufflait à l’oreille :

« Travaille bien, Michel, travaille ! »

Schmoûle avait déjà pris sa place dans un coin ; maître Jean, levant Marguerite dans la voiture, lui dit :

« Vous aurez soin d’elle, Schmoûle, je vous la recommande.

— Soyez tranquille, répondit le vieux juif, la fille de notre député sera bien soignée ; fiez-vous à moi. »

J’étais content de voir que Marguerite serait avec une vieille connaissance. Elle était penchée par la fenêtre et me donnait la main. Le conducteur venait d’entrer voir au bureau si les places étaient payées ; il remonta sur son siége en disant :

« Allez ! »

Et les chevaux partirent, comme nous criions tous ensemble.

« Adieu… adieu… Marguerite !… — Adieu, Michel !… — Adieu, maître Jean ! »

La voiture courait devant nous ; elle passa sous la porte de France ; nous la suivions tout pensifs. Une fois dehors, dans l’avancée, nous n’entendions déjà plus que les grelots des chevaux galopant au loin sur la route de Sarrebourg.

Maître Jean dit :

« Demain, à huit heures, ils arriveront à Metz ; Chauvel sera là pour recevoir Marguerite, et dans cinq ou six jours ils seront à Versailles. »

Moi, je ne disais rien.

Nous rentrâmes au village, et j’allai tout de suite à notre baraque, où tout le monde dormait dans la paix du Seigneur. Je grimpai l’échelle, et cette nuit là je ne fis plus de mauvais rêves, comme la veille.

XVII

Après le départ de Marguerite, tout redevint calme durant quelques jours. Le temps s’était mis à la pluie. Nous travaillions beaucoup, et le soir, je profitais des dernières heures pour m’instruire dans la bibliothèque de Chauvel. Elle était pleine de bons livres : Montesquieu, Voltaire, Buffon, Jean-Jacques Rousseau ; tous ces grands écrivains dont j’entendais parler depuis dix ans avaient là leurs ouvrages : les gros en ligne sur le plancher, et les autres au-dessus, dans les rayons. Ah ! comme j’ouvrais les yeux lorsqu’il m’arrivait de tomber sur une page dans mes idées ! et quel bonheur j’eus en ouvrant pour la première fois un des grands volumes d’en bas : le Dictionnaire encyclopédique de MM. d’Alembert et Diderot, et de comprendre ce bel ordre alphabétique, où chacun trouve ce qu’il lui plaît de chercher, selon ses besoins ou son état !

Voilà qui me parut admirable ; et tout de suite je cherchai l’article de la forge, où se trouve racontée l’histoire des forgerons, depuis le Tubalcain de la Bible jusqu’à nos jours, et la manière de tirer le fer des mines, de le fondre, de le tremper, de le battre, de le travailler, dans les moindres détails. Je n’en revenais pas ; et quand j’en dis quelques mots le lendemain à maître Jean, lui-même fut dans l’étonnement et l’admiration. Il s’écriait que nous autres jeunes gens nous avions bien des facilités pour apprendre, mais que de son temps il n’existait pas de livres pareils, où qu’ils étaient trop chers ; et Valentin aussi paraissait me prendre en plus haute considération.

Au commencement du mois de mai, le 9 ou le 10, je pense, nous reçûmes une lettre de Chauvel, qui nous annonçait leur arrivée à Versailles, disant qu’ils logeaient chez un maître bottier rue Saint-François, à quinze livres par mois. Les états généraux venaient de s’ouvrir, il n’avait pas le temps de nous en écrire plus long, et mettait seulement à la fin : « J’espère que Michel ne se gênera pas d’emporter mes livres à leur maison. Qu’il s’en serve et qu’il en ait soin, car il faut toujours respecter ses amis, et ceux-là sont les meilleurs. » Je voudrais bien ravoir cette lettre, la première de toutes, mais Dieu sait ce qu’elle est devenue ! Maître Jean avait la mauvaise habitude de montrer ses lettres et de les prêter à tout le monde, de sorte que les trois quarts se perdaient.

Ce que disait Chauvel m’apprit que Marguerite avait parlé de notre entretien à son père, et qu’il l’approuvait. J’en fus dans une joie rem-