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ROMANS NATIONAUX

Qu’est-ce que tu as, conscrit ? (Page 51.)


garde, depuis le commencement du monde, l’eau qui coule, l’herbe qui pousse et les feuilles qui tombent en automne. Les hommes ne sont rien auprès des choses éternelles ; ceux qui vont mourir le comprennent mieux que les autres.

Je ne pouvais plus bouger et je souffrais beaucoup ; mon bras droit seul remuait encore. Pourtant je parvins à me dresser sur le coude, et je vis les morts entassés jusqu’au fond de la ruelle. La lune donnait dessus ; ils étaient blancs comme de la neige : les uns la bouche et les yeux tout grands ouverts ; les autres la face contre terre, la giberne et le sac au dos, la main cramponnée au fusil. Je voyais cela d’une façon effrayante, mes dents en claquaient d’épouvante.

Je voulus appeler au secours ; j’entendis comme un faible cri d’enfant qui sanglote, et je m’affaissai de désespoir. Mais ce faible cri que j’avais poussé dans le silence, en éveillait d’autres de proche eu proche, cela gagnait de tous les côtes : tous les blessés croyaient entendre arriver du secours, et ceux qui pouvaient encore se plaindre appelaient. Ces cris durèrent quelques instants, puis tout se tut, et je n’entendis plus qu’un cheval souffler lentement prés de moi, derrière la haie. Il voulait se lever, je voyais sa tête se dresser au bout de son long cou, puis il retombait.

Moi, par l’effort que je venais de faire, ma blessure s’était rouverte, et je sentais de nouveau le sang couler sous mon bras. Alors je fermai les yeux pour me laisser mourir, et