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ROMANS NATIONAUX

je vis un de nos soldats enfoncé dans la terfe glaise jusqu’à mi-jambes. Il avait entendu les hennissements des chevaux et les jurements des hussards, et s’était avancé jusqu’au bord du trou pour voir ce qui se passait. « Eh bien ! camarade, me dit-il en riant, il était temps ! »

Je n’avais pas la force de lui répondre ; je tremblais comme une feuille. Il ôta sa baïonnette, et me tendit le bout de son fusil pour m’aider à remonter. Alors je pris la main de ce soldat, et je lui dis :

« Vous m’avez sauvé !… Comment vous appelez-vous ? »

Il me dit que son nom était Jean-Pierre Vincent. J’ai souvent pensé depuis que, s’il m’arrivait de rencontrer cet homme, je serais heureux de lui rendre service ; mais le surlendemain eut lieu la seconde bataille de Leipzig, ensuite la retraite de Hanau, et je ne l’ai jamais revu.

Le sergent Pinto et Zébédé vinrent un instant plus tard. Zébédé me dit :

« Nous avons encore eu de la chance cette fois, nous deux, Joseph ; nous sommes les derniers Phalsbourgeois au bataillon à cette heure… Klipfel vient d’être haché par les hussards !

— Tu l’as vu ? lui dia-je tout pâle.

— Oui, il a reçu plus de vingt coups de sabre ; il criait : « Zébédé ! Zébédé ! »

Un instant après, il ajouta ;

« C’est terrible tout de même d’entendre appeler au secours un vieux camarade d’enfance sans pouvoir l’aider… Mais ils étaient trop… ils l’entouraient ! »

Cela nous rendit tristes, et les idées du pays nous revinrent encore une fois. Je me figurais la grand’mère Klipfel, lorsqu’elle apprendrait la nouvelle, et cette pensée me fit aussi songer à Catherine !

Depuis la charge des hussards jusqu’à la nuit, le bataillon resta dans la même position, à tirailler contre les Prussiens. Nous les empêchions d’occuper le bois ; mais ils nous empêchaient de monter sur la côte. Nous avons su le lendemain pourquoi. Cette côte domine tout le cours de la Partha, et la grande canonnade que nous entendions venait de la division Dombrowski, qui attaquait l’aile gauche de l’armée prussienne, et qui voulait porter secours au général Marmont à Mockern : là, vingt mille Français, postés sur un ravin, arrêtaient les quatre-vingt mille hommes de Blûcher ; et du côté de Wachau, cent quinze mille Français livraient bataille à deux cent mille Autrichiens et Russes ; plus de quinze cents pièces de canon tonnaient. Notre pauvre petite fusillade sur la côte de Witterich était comme le bourdonnement d’une abeille au milieu de l’orage. Et même quelquefois nous cessions de tirer de part et d’autre pour écouter… Cela me paraissait quelque chose d’épouvantable et pour ainsi dire de surnaturel ; l’air était plein de fumée de poudre, la terre tremblait sous nos pieds ; les vieux soldats comme Pinto disaient qu’ils n’avaient jamais rien entendu de pareil.

Vers six heures, un officier d’état-major remonta sur notre gauche, porter un ordre au colonel Lorain, et presque aussitôt on sonna la retraite. Le bataillon avait perdu soixante hommes, par la charge des hussards prussiens et la fusillade.

Il faisait nuit lorsque nous sortîmes de la forêt, et, sur le bord de la Partha, — parmi les caissons, les convois de toute sorte, les corps d’armée en retraite, les détachements, les voitures de blessés qui défilaient sur deux ponts, — il nous fallut attendre plus de deux heures pour arriver à notre tour. Le ciel était sombre, la canonnade grondait encore de loin en loin ; mais les trois batailles étaient finies. On entendait bien dire que nous avions battu les Autrichiens et les Russes à Wachau, de l’autre côté de Leipzig ; mais ceux qui revenaient de Mockern étaient sombres, personne ne criait : Vive l’Empereur ! comme après une victoire.

Une fois sur l’autre rive, le bataillon descendit la Partha d’une bonne demi-lieue, jusqu’au village de Schœnfeld ; la nuit était humide, nous marchions d’un pas lourd, le fusil sur l’épaule, les yeux fermés par le sommeil et la tête penchée.

Derrière nous, le grand défilé des canons, des caissons, des bagages et des troupes en retraite de Mockern prolongeait son roulement sourd ; et, par instants, les cris des soldats du train et des conducteurs d’artillerie, pour se faire place, s’élevaient au-dessus du tumulte. Mais ces bruits s’affaiblissaient insensiblement et nous arrivâmes enfin près d’un cimetière, où l’on nous fit rompre les rangs et mettre les fusils en faisceaux.

Alors seulement je relevai la tête et je reconnus Schœnfeld au clair de lune. Combien de fois j’étais venu manger là de bonnes fritures et boire du vin blanc avec Zimmer, au petit bouchon de la Gerbe-d’Or, sous la treille du père Winter, quand le soleil chauffait l’air et que la verdure brillait autour de nous !… Ces temps étaient passés !

On plaça les sentinelles ; quelques hommes entrèrent au village chercher du bois et des vivres. Je m’assis contre le mur du cimetière et je m’endormis. Vers trois heures du matin, je fus éveillé.