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L’AMI FRITZ.

faudrait renoncer à la pipe… ce serait l’abomination de la désolation, je tremble rien que d’y penser. Tu vois que je raisonne mes petites affaires aussi bien qu’un vieux rebbe qui prêche à la synagogue. Avant tout, tâchons d’être heureux.

— Tu raisonnes mal, Kobus.

— Comment ! je raisonne mal. Est-ce que le bonheur n’est pas notre but à tous ?

— Non, ce n’est pas notre but, sans cela, nous serions tous heureux : on ne verrait pas tant de misérables ; Dieu nous aurait donné les moyens de remplir notre but, il n’aurait eu qu’à le vouloir. Ainsi, Kobus, il veut que les oiseaux volent, et les oiseaux ont des ailes ; il veut que les poissons nagent, et les poissons ont des nageoires ; il veut que les arbres fruitiers portent des fruits en leur saison, et ils portent des fruits ; chaque être reçoit les moyens d’atteindre son but. Et puisque l’homme n’a pas de moyens pour être heureux, puisque peut-être en ce moment, sur toute la terre, il n’y a pas un seul homme heureux, ayant les moyens de rester toujours heureux, cela prouve que Dieu ne le veut pas.

— Et qu’est-ce qu’il veut donc, David ?

— Il veut que nous méritions le bonheur, et cela fait une grande différence, Kobus ; car pour mériter le bonheur, soit dans ce bas monde, soit