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HUGUES-LE-LOUP

venu au monde fils d’un bûcheron, et vivre tranquillement de son travail ? Tiens, Fritz, allons-nous-en… Cela me suffoque… j’ai besoin de respirer le grand air ! »

Et le brave homme, me prenant par le bras, m’entraîna dans le corridor.

Il était alors environ neuf heures. Le temps, si beau le matin, au lever du soleil, s’était couvert de nuages ; la bise fouettait la neige contre les vitres, et je distinguais à peine la cime des montagnes environnantes.

Nous allions descendre l’escalier qui mène à la cour d’honneur, lorsqu’au détour du corridor nous nous trouvâmes nez à nez avec Tobie Offenloch.

Le digne majordome était tout essoufflé.

« Hé ! fit-il en nous barrant le chemin avec sa canne, où diable courez-vous si vite ?… et le déjeuner !

— Le déjeuner !… quel déjeuner ? demanda Sperver.

— Comment, quel déjeuner ? ne sommes-nous pas convenus de déjeuner ensemble ce matin avec le docteur Fritz ?

— Tiens ! c’est juste, je n’y pensais plus. »

Offenloch partit d’un éclat de rire qui fendit sa grande bouche jusqu’aux oreilles.

« Ha ! ha ! ha ! s’écria-t-il, la bonne farce ! et moi qui craignais d’arriver le dernier ! Allons, allons, dépêchez-vous ! Kasper est en haut, qui vous attend. Je lui ai dit de mettre le couvert dans votre chambre ; nous serons plus à l’aise. Au revoir, monsieur le docteur. »

Il me tendit la main.

« Vous ne montez pas avec nous ? dit Sperver.

— Non, je vais prévenir madame la comtesse que le baron de Zimmer-Blouderic sollicite l’honneur de lui présenter ses hommages avant de quitter le château.

— Le baron de Zimmer ?

— Oui, cet étranger qui nous est arrivé hier au milieu de la nuit.

— Ah ! bon, dépêchez-vous.

— Soyez tranquille… le temps de déboucher les bouteilles, et je suis de retour. »

Il s’éloigna clopin-clopant.

Le mot « déjeuner » avait changé complètement la direction des idées de Sperver.

« Parbleu ! dit-il en me faisant rebrousser chemin, le moyen le plus simple de chasser les idées noires est encore de boire un bon coup. Je suis content qu’on ait servi dans ma chambre ; sous les voûtes immenses de la salle d’armes, autour d’une petite table, on a l’air de souris qui grignotent une noisette dans le coin d’une église. Tiens, Fritz, nous y sommes ; écoute un peu comme le vent siffle dans les meurtrières. Avant une demi-heure, nous aurons un ouragan terrible. »

Il poussa la porte, et le petit Kasper, qui tambourinait contre les vitres, parut tout heureux de nous voir. Ce petit homme avait les cheveux blond-filasse, la taille grêle et le nez retroussé. Sperver en avait fait son factotum ; c’est lui qui démontait et nettoyait ses armes, qui raccommodait les brides et les sangles de ses chevaux, qui donnait la pâtée aux chiens pendant son absence, et qui surveillait à la cuisine la confection de ses mets favoris. Dans les grandes circonstances il dirigeait aussi le service du piqueur, absolument comme Tobie veillait à celui du comte. Il avait la serviette sur le bras, et débouchait avec gravité les longs flacons de vin du Rhin.

« Kasper, dit Sperver en entrant, je suis content de toi. Hier, tout était bon : le chevreuil, les gelinottes et le brochet. Je suis juste ; quand on fait son devoir, j’aime à le dire tout haut. Aujourd’hui, c’est la même chose : cette hure de sanglier au vin blanc a tout à fait bonne mine, et cette soupe aux écrevisses répand une odeur délicieuse. N’est-ce pas, Fritz ?

— Certainement.

— Eh bien ! poursuivit Sperver, puisqu’il en est ainsi, tu rempliras nos verres. Je veux t’élever de plus en plus, car tu le mérites ! »

Kasper baissait les yeux d’un air modeste ; il rougissait, et paraissait savourer les compliments de son maître.

Nous prîmes place, et j’admirai comment le vieux braconnier, qui jadis se trouvait heureux de préparer lui-même sa soupe aux pommes de terre, dans sa chaumière, se faisait traiter alors en grand seigneur. Il fût né comte de Nideck, qu’il n’eût pu se donner une attitude plus noble et plus digne à table. Un seul de ses regards suffisait pour avertir Kasper d’avancer tel plat ou de déboucher telle bouteille.

Nous allions attaquer la hure de sanglier, lorsque maître Tobie parut ; mais il n’était pas seul, et nous fûmes tout étonnés de voir le baron de Zimmer-Blouderic et son écuyer debout derrière lui.

Nous nous levâmes. Le jeune baron vint à notre rencontre le front découvert : c’était une belle tête, pâle et fière, encadrée de longs cheveux noirs. Il s’arrêta devant Sperver.

« Monsieur, dit-il de cet accent pur de la Saxe, que nul autre dialecte ne saurait imiter, je viens faire appel à votre connaissance du pays. Madame la comtesse de Nideck m’assure que nul mieux que vous ne saurait me renseigner sur la montagne.

— Je le crois, Monseigneur, répondit Sper-