Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/111

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
27
HUGUES-LE-LOUP

le comte qu’il supportait difficilement sa présence ; il lui reprochait sa désobéissance avec amertume et s’étendait sur l’ingratitude des enfants. Parfois même des crises violentes suivaient les visites d’Odile. Les choses en vinrent au point que je me crus forcé d’intervenir. J’attendis un soir la comtesse dans l’antichambre, et je la suppliai de renoncer à soigner le comte ; mais ici se présenta, contre mon attente, une résistance inexplicable. Malgré toutes mes observations, elle voulut continuer à veiller son père comme elle l’avait fait jusqu’à ce jour.

« C’est mon devoir, dit-elle d’une voix ferme, et rien au monde ne saurait m’en dispenser.

— Madame, lui répondis-je en me plaçant devant la porte du malade, l’état de médecin impose aussi des devoirs, et, si cruels qu’ils puissent être, un honnête homme doit les remplir : votre présence tue le comte. »

Je me souviendrai toute ma vie de l’altération subite des traits d’Odile.

À ces paroles, tout son sang parut refluer vers le cœur ; elle devint blanche comme un marbre, et ses grands yeux bleus, fixés sur les miens, semblèrent vouloir lire au fond de mon âme.

« Est-ce possible ?… balbutia-t-elle. Vous m’en répondez sur l’honneur… n’est-ce pas, Monsieur ?…

— Oui, Madame, sur l’honneur ! »

Il y eut un long silence. Puis, d’une voix étouffée :

« C’est bien, dit-elle, que la volonté de Dieu s’accomplisse !… »

Et, courbant la tête, elle se retira.

Le lendemain de cette scène, vers huit heures du matin, je me promenais dans la tour de Hugues, en songeant à la maladie du comte, dont je ne prévoyais pas l’issue, et à ma clientèle de Fribourg, que je risquais de perdre par une trop longue absence, lorsque trois coups discrets, frappés contre la porte, vinrent m’arracher à ces tristes réflexions.

« Entrez ! »

La porte s’ouvrit, et Marie Lagoutte parut sur le seuil, en me faisant une profonde révérence.

L’arrivée de la bonne femme me contrariait beaucoup ; j’allais la prier de me laisser seul, mais l’expression méditative de sa physionomie me surprit. Elle avait jeté sur ses épaules un grand châle rouge et vert, elle baissait la tête en se pinçant les lèvres ; et ce qui m’étonna le plus, c’est qu’après être entrée, elle ouvrit de nouveau la porte, pour s’assurer que personne ne l’avait suivie.

« Que me veut-elle ? pensai-je en moi-même. Que signifient ces précautions ? »

J’étais intrigué.

« Monsieur le docteur, dit enfin la bonne femme en s’avançant vers moi, je vous demande pardon de vous déranger de si grand matin, mais j’ai quelque chose de sérieux à vous apprendre.

— Parlez, Madame, de quoi s’agit-il !

— Il s’agit du comte.

— Ah !

— Oui, Monsieur, vous savez sans doute que c’est moi qui l’ai veillé la nuit dernière.

— En effet. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir. »

Elle s’assit en face de moi, dans un grand fauteuil de cuir, et je remarquai avec étonnement le caractère énergique de cette tête, qui m’avait paru grotesque le soir de mon arrivée au château.

« Monsieur le docteur, reprit-elle après un instant de silence, en fixant sur moi ses grands yeux noirs, il faut d’abord vous dire que je ne suis pas une femme craintive ; j’ai vu tant de choses dans ma vie, et de si terribles, qu’il n’y a plus rien qui m’étonne : quand on a passé par Marengo, Austerlitz et Moscou, pour arriver au Nideck, on a laissé la peur en route.

— Je vous crois, Madame.

— Ce n’est pas pour me vanter que je vous dis ça ; c’est pour bien vous faire comprendre que je ne suis pas une lunatique et qu’on peut se fier à moi quand je dis : « J’ai vu telle chose. »

— Que diable va-t-elle m’apprendre ? me demandai-je.

— Eh bien ! donc, reprit la bonne femme, hier soir, entre neuf et dix heures, comme j’allais me coucher, Offenloch entre et me dit :

« Marie, il faut veiller le comte. » D’abord cela m’étonne. « Comment ! veiller le comte ? est-ce que mademoiselle ne veille pas son père elle-même ? — Non, mademoiselle est malade, il faut que tu la remplaces. — Malade !… pauvre chère enfant ! j’étais sûre que ça finirait ainsi. » Je le lui ai dit cent fois, Monsieur, mais que voulez-vous ? quand on est jeune, on ne doute de rien, et puis c’est son père ! Enfin, je prends mon tricot, je dis bonsoir à Tobie, et je me rends dans la chambre de monseigneur. Sperver, qui m’attendait, va se coucher. Bon ! me voilà seule. »

Ici, la bonne femme fit une pause, elle aspira lentement une prise et parut se recueillir. J’étais devenu fort attentif.

« Il était environ dix heures et demie, reprit-elle, je travaillais près du lit, et je levais de temps en temps le rideau pour voir ce que