Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/146

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
62
LE COMBAT D’OURS.

les petites femmes du Hundsrück, avec leurs bonnets de velours à grands rubans de moire tremblotants, graves, rieuses ou grotesques ; le grenier à foin en l’air sous le toit, les écuries, les réduits à porcs, tout cela, pêle-mêle, attire et confond vos regards. C’est étrange, vraiment étrange !…

Depuis cinquante ans, pas un clou n’a été posé dans la vieille masure ; vous diriez un antique et respectable nid à rats. Et quand le soleil d’automne, ce beau soleil rouge comme le feu, tamise sur la taverne sa poussière d’or ; quand, à la chute du jour, les angles ressortent et que les ombres se creusent ; quand le cabaret chante et nasille, quand les canettes tintent ; quand le gros Sébaldus, son tablier de cuir sur les genoux, passe et court à la cave un broc au poing ; quand sa femme Grédel lève le châssis de la cuisine, et qu’avec son grand couteau ébréché elle râcle des poissons, ou coupe le cou de ses poulets, de ses oies, de ses canards, qui gloussent, sanglotent et se débattent sous une pluie de sang ; quand la douce Fridoline, avec sa petite bouche rose et ses longues tresses blondes, se penche à sa fenêtre pour arranger son chèvrefeuille, et qu’au dessus se promène le gros chat roux de la voisine, balançant la queue et suivant de ses yeux verts l’hirondelle qui tourbillonne dans l’azur sombre, alors je vous jure qu’il faudrait ne pas avoir une goutte de sang artiste dans les veines, pour ne point s’arrêter en extase, prêtant l’oreille à ces murmures, à ces bruits, à ces chuchotements ; regardant ces lueurs tremblotantes, ces ombres fugitives, et pour ne pas dire tout bas : « Que c’est beau ! »

Mais c’est un jour de fête, un jour de grande réunion, lorsque tous les joyeux convives de Bergzabern se pressent dans la vaste salle du rez-de-chaussée ; un jour de combat de coqs, de combat de chiens, ou de lanterne magique, c’est un de ces jours-là qu’il faut voir la taverne de maître Sébaldus.

L’automne dernier, le samedi de la Saint-Michel, entre une et deux heures de l’après-midi, nous étions tous réunis autour de la grande table de chêne : le vieux docteur Melchior, le chaudronnier Eisenloëffel et sa commère, la vieille Berbel Rasimus, Johannes le capucin, Borves Fritz, clarinette à la taverne du Pied-de-Bœuf, et cinquante autres riant, chantant, criant, jouant au youker, vidant des chopes, mangeant du boudin et des andouilles.

La mère Grédel allait et venait ; les jolies servantes Heinrichen et Lotché montaient et descendaient l’escalier de la cuisine comme des écureuils, et dehors, sous la grande porte cochère, retentissait un bruit joyeux de cymbales et de grosse caisse : « Zing… zing… boum… boum !… Hé ! hohé ! grande bataille, l’ours des Asturies Bépo et Baptiste le Savoyard, contre tous les chiens du pays !… Boum ! boum ! Entrez, Messieurs, Mesdames ! On verra le buffle de la Calabre et l’onagre du désert. Courage, Messieurs… entrez… entrez ! … »

On entrait en foule.

Sébaldus, en travers de la porte avec son gros ventre, barrait le passage comme Horatius Codés, criant :

« Vos cinq kreutzers, canailles !… vos cinq kreutzers !… ou je vous étrangle ! »

C’était une bagarre épouvantable, on se grimpait sur le dos pour arriver plus vite ; la petite Brigitte Kéra y perdit un bas, et la vieille Anna Seiler la moitié de sa jupe.

Vers deux heures, le meneur d’ours, un grand gaillard, roux de barbe et de cheveux, coiffé d’un immense feutre gris en pain de sucre, entr’ouvrit la porte et nous cria :

« La bataille va commencer. »

Aussitôt les tables furent abandonnées ; on ne prit pas même le temps de vider son verre. Je courus au grenier à foin, j’en grimpai l’échelle quatre à quatre et je la retirai après moi. Alors, assis tout seul sur une botte de paille, au bord de la lucarne, j’eus le plus beau coup d’œil qu’il soit possible de voir.

Dieu ! que de monde ! Les vieilles galeries en craquaient, les toits en pliaient ; il y en avait, il y en avait, mon Dieu, cela faisait frémir ! On aurait dit que tout devait tomber ensemble ; que les gens, entassés les uns sur les autres, devaient se fondre entre les balustrades, comme les grappes sous le pressoir.

Il y en avait de pendus en forme de hottes à l’angle des piliers, plus haut, sur la gouttière, plus haut, dans le pigeonnier, plus haut, dans les lucarnes de la mairie, plus haut, sur le clocher de Saint-Christophe ; et tout ce monde se penchait, hurlait et criait :

« Les ours ! les ours ! »

Quand j’eus suffisamment admiré la foule innombrable, abaissant les yeux, je vis sur l’aire de la cour un pauvre âne plus maigre, plus décharné que le coursier fantôme de l’Apocalypse, la paupière demi-close, les oreilles pendantes. C’est lui qui devait commencer la bataille.

« Faut-il que les gens soient bêtes ! » me dis-je en moi-même.

Cependant les minutes se passaient, le tumulte redoublait, on ne se possédait plus d’impatience, lorsque le grand pendard roux, avec son immense feutre gris, s’avançant au milieu