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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

« Que diable vient-il nous chanter avec ses âmes qui rentrent dans le corps des animaux ? est-ce qu’il nous prend pour des bêtes ? Des âmes qui voyagent ! des âmes qui montent et qui descendent dans l’échelle des êtres ! des âmes qui vont à quatre pattes et qui poussent des feuilles ! Ah ! ah ! ah ! il est fou, ce monsieur ! il est fou ! » Ce n’est pas moi qui dis ça, maître Frantz, ce sont les autres, vous comprenez ? Moi, je crois tout ; mais voyons un peu ce que vous leur répondrez. Voyons…

— Ce que je leur répondrai ? dit Mathéus tout pâle d’indignation.

— Oui, qu’est-ce que vous répondrez à ces impies… à ces rien-qui-vaille ? »

L’illustre philosophe s’était arrêté au milieu de la route ; il se dressa sur ses étriers et s’écria d’une voix éclatante :

« Misérables sophistes ! disciples de l’erreur et des fausses doctrines ! vos détours captieux, vos subtilités scholastiques ne prévaudront point contre moi… En vain vous essaieriez d’obscurcir l’astre qui brille à la voûte des cieux, cet astre qui vous éclaire, qui vous réchauffe et féconde la nature ! malgré vos blasphèmes, malgré votre ingratitude, il ne cessera point de vous prodiguer ses bienfaits ! Qu’ai-je besoin de voir cette âme qui m’inspire les plus nobles pensées ? n’est-elle pas toujours présente dans mon être ? n’est-elle point moi-même ? Retranchez ces bras, ces jambes, Frantz Mathéus en sera-t-il diminué au point de vue intellectuel et moral ? Non, le corps n’est que l’enveloppe, l’âme seule est éternelle ! Ah ! Coucou Peter, mets la main sur ton cœur, regarde en face cette voûte immense, image de grandeur et d’harmonie, et puis… ose nier l’Être des êtres, la cause première de cette magnifique création ! »

Pendant que Mathéus improvisait ce discours, Coucou Peter le regardait en clignant de l’œil d’un air malin :

« À la bonne heure, à la bonne heure, s’écria-t-il, voilà comme il faudra parler aux paysans et tout ira bien.

— Tu crois donc à la pérégrination des âmes ?

— Oui, oui ! nous allons enfoncer tous les prédicateurs du pays ; il n’y en a pas un qui soit capable de parler aussi longtemps que vous sans reprendre haleine ; il faut que les autres se mouchent, qu’ils toussent de temps en temps pour rattraper le fil de leur histoire… Mais vous… ça va tout seul ! c’est magnifique ! magnifique ! »

Ils arrivaient alors à l’embranchement des Trois-Fontaines, et Mathéus s’arrêta.

« Voici trois sentiers, dit-il ; la Providence, qui veille sans cesse sur le sort des grands hommes, va nous faire connaître celui qu’il faut suivre et nous inspirer une résolution dont les conséquences sont incalculables pour le progrès des lumières et de la civilisation.

— Vous n’avez pas tort, illustre docteur Frantz, dit Coucou Peter ; la Providence vient de me souffler à l’oreille que nous sommes aujourd’hui à la Saint-Boniface : c’est le jour où la mère Windling, la veuve de Wmdling l’aubergiste d’Oberbronn, tue un cochon gras tous les ans ; nous arriverons pour manger du boudin et boire de la bière mousseuse.

— Mais nous ne pourrons pas commencer nos prédications ! s’écria Mathéus, indigné des tendances sensuelles de son disciple.

— Au contraire, tout cela peut très-bien aller ensemble : l’auberge de la mère Windling sera remplie de monde et nous prêcherons tout de suite.

— Tu crois qu’il y aura beaucoup de monde ?

— Sans doute, tout le village viendra manger des grillades.

— Eh bien ! allons à Oberbronn.

— Oui, s’écria le ménétrier, il faut obéir à la Providence. »

Ils se mirent donc en marche, et, vers cinq heures du soir, l’illustre philosophe et son disciple débouchaient majestueusement dans l’unique rue d’Oberbronn.

L’animation du hameau réjouit Mathéus, car le bonhomme aimait surtout la vie champêtre : ce parfum d’herbes et de fleurs qui imprègne l’air à l’époque de la fenaison ; les grandes voitures chargées qui stationnent sous les hautes lucarnes, tandis que les bœufs se reposent de leurs fatigues, que les bras s’allongent pour recevoir les bottes de foin suspendues au bout de longues fourches luisantes, et que les faucheurs se couchent à l’ombre pour se rafraîchir ; le tic-tac cadencé des batteurs en grange ; les tourbillons de poussière qui s’envolent des évents ; les éclats de rire des jeunes filles qui se roulent au grenier ; les bonnes figures de vieillards, têtes blanches et osseuses qui s’inclinent aux fenêtres, le bonnet de coton sur leur crâne chauve ; les petites échappées de vue à l’intérieur des chaumières, où pendent les écheveaux de chanvre au-dessus de grands fourneaux de fonte, où les vieilles femmes chantent un vieil air à l’enfant qui s’endort ; les chiens qui se promènent et flairent le passant ; les cris des moineaux qui se dispersent sur les toits, ou viennent s’abattre avec audace dans les gerbes du hangar : tout cela c’était la vie, le bonheur du docteur Frantz. Il se crut un instant de retour