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grands sofas, fumaient en rêvant, et M. Anatole, assis devant le piano, chantait d’une voix tendre, en balançant la tête, un petit air doux qui finissait ainsi :

Ce qu’il me faut, à moi… c’est toi !… c’est toi !

Le vieux Karl Dannbach, écoutant à la porte, dit aux autres :

« Nous tombons mal… il vaudrait mieux attendre… Ils font de la musique ! »

Et le cœur de ces pauvres vieux battait avec force, en songeant qu’ils allaient paraître devant les grands de la terre… Ils délibéraient tout bas, n’osant ouvrir la porte, quand Baumgarten, sortant de la cave avec un panier de bouteilles, leur demanda :

« Que faites-vous là ? »

Alors ils lui expliquèrent la chose, et Baumgarten, déjà familiarisé avec les Parisiens, leur dit

« C’est bien… tenez-vous tranquilles… je me charge de tout… Vous voyez ces bouteilles… chacune coûte sept livrer dix sous… C’est du vin blanc que le juif Élias a fait venir… Il mousse comme de la bière… et lorsque nos dames en ont bu, elles deviennent toujours trèsgaies… alors on peut leur parler… elles rient de tout… Tenez… entrez dans la cave… quelqu’un pourrait sortir et vous trouver ici… Tout à l’heure, je viendrai vous prendre. »

Les pauvres vieux entrèrent donc dans la cave… mais seulement sur les marches… car ils avaient honte de descendre jusqu’au fond. Et Baumgarten fit ce qu’il avait promis.

Et comme les dames riaient de bon cœur, demandant à voir la députation, l’aubergiste leur dit quelle était dans la cave, ce qui les mit tellement de bonne humeur, qu’on les entendait éclater jusqu’au dehors.

« Eh bien… allez les chercher ! » dirent-elles.

Et les vieux montagnards parurent enfin sous les yeux de ces dames, qui avaient pris un petit air grave pour les recevoir.

Malgré cela, Nickel Bentz leur exposa sa demande, et l’une d’elles, la plus jolie, celle qui s’appelait Juliette et qui avait les yeux bleus, lui répondit avec dignité :

« Puisque vos villages sont si désireux de nous voir, vous pouvez leur dire qu’aussitôt après le champagne, nous paraîtrons au balcon, où chacun pourra nous regarder à son aise !… N’est-ce pas, mesdames ?

— Certainement, » répondirent les autres.

Messieurs les ingénieurs ne dirent rien, seulement ils inclinèrent la tête, et les vieux montagnards sortirent, agitant leurs grands chapeaux, et criant d’une voix joyeuse que ces dames daigneraient paraître au balcon… qu’il fallait seulement un peu de patience.

Et descendant les marches, ces braves gens ne tarissaient pas en éloges sur la beauté de ces dames, et la politesse de messieurs les ingénieurs.

De sorte qu’une demi-heure après, toutes les fenêtres de la grande salle s’étant ouvertes, et les Parisiennes ayant paru, l’air retentit de cris joyeux jusqu’au fond de la vallée, et ces paroles du prophète s’accomplirent :

« Réjouissons-nous !… Faisons éclater notre joie, parce que les noces sont venues… Heureux ceux qui ont été appelés aux noces ! »

Et le défilé commença, Pfifer-Karl, Hans Weinland, Diemer Tobie, la clarinette, le trombone, le cor de chasse en tête. Chaque village passait à son tour sous les fenêtres, les bras en l’air, la tête basse, le pied haut, criant :

« Vive le chemin de fer !… vivent les ingénieurs !… vivent les dames !…

C’était attendrissant.

Les filles, en passant, jetaient des branches de hêtre au pied du mur, et quelques beaux garçons, comme on en voit là-bas, les yeux roux, les cheveux frisés, la barbe rude, jetaient de tels cris, qu’on aurait dit des loups sautant en hiver à la gorge des chevaux.

Il y avait de quoi frémir.

Et ce défilé dura jusqu’à cinq heures du soir. Alors les dames, joyeuses de ce qu’elles venaient de voir et d’entendre, se retirèrent pour dîner.

Dire ce qui se consomma de fromage, de saucisses, de jambons, de vin et de bière en ce jour mémorable, serait chose impossible : on estime que cela se monte, pour le moins, à deux cents écus de trois livres, et ce fut la première et grande bonne journée des cabarets de Felsenbourg.

Voilà comment apparut la civilisation dans les montagnes.


XII


Après le triomphe de la civilisation à Felsenbourg, les bûcherons retournèrent au bois, les commères à leur rouet, les ingénieurs à leurs études, et tout retomba dans le calme habituel.

Or, il advint dans ces temps-là que les jeunes dames ayant déjà parcouru la montagne et visité les plus grandes curiosités du pays,