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cette étrange aventure : les dames se gardèrent de leur en parler. Monsieur Anatole n’avait pas lieu de s’en glorifier, et maître Élias s’en désespérait d’autant plus, que sa vue rappelait toujours aux « petits anges » cette vilaine page de leur histoire, et l’empêchait, malgré tous ses soins, de leur être agréable.


XIII.


Depuis la fameuse séance du conseil municipal, où maître Daniel Rock avait déclaré qu’il ne souffrirait pas qu’on mît le pied sur ses terres, et qu’il s’opposait à l’établissement du chemin de fer, comme étant une œuvre nuisible aux vieilles mœurs, aux traditions de Felsenbourg, aux coutumes du pays, au respect de notre sainte religion, à la mémoire de Yéri-Hans, de Hugues le Borgne, de Barthold IV et de Basthian Ier ; depuis ce jour, il s’était renfermé chez lui et se livrait au travail de la forge d’un air calme, impassible.

Monsieur le curé Nicklausse ayant essayé de le réconcilier avec son ami Bénédum, au premier mot le vieux forgeron l’avait interrompu par cette réponse fort simple.

« Monsieur le curé, si vous me parlez encore de cela, je serai forcé de ne plus vous voir qu’à l’église. »

Et le père Nicklausse avait compris à l’expression glaciale de ses yeux gris, à la courbure de son grand nez, ainsi qu’au ton sec et ferme de sa voix, que tout était fini de ce côté.

Thérèse semblait résignée ; mais sa pâleur extrême annonçait tout ce qu’il en coûte à la vertu pour vaincre les sentiments de la nature. Elle aimait Ludwig, elle le savait étranger à la division de leurs familles, elle le voyait passer chaque matin devant ses fenêtres, morne, abattu, désespéré ; elle aurait voulu se jeter dans ses bras et lui crier : « Je t’aime ! » Mais elle se disait que la fille de Daniel Rock ne devait avoir qu’une seule cause : celle de son père… et cela suffisait.

Kasper et Christian, eux, lorsque maître Daniel avait parlé, ne voyaient rien au delà… tout était dit, tout leur devenait clair, simple, juste, évident, et quiconque ne pensait pas de même leur paraissait indigne de voir la lumière du jour. Il en résultait à leurs yeux que le maire les conseillers municipaux, les ingénieurs, les petites dames de Paris, le juif Elias, Bénédum, l’aubergiste Baumgarten et tout le village méritaient la corde et représentaient la corruption du siècle.

Du reste, ils vivaient chez eux, sans communiquer leurs sentiments au dehors, et lisaient tous les soirs leurs chroniques d’un ton solennel, comme si la chose les eût regardés personnellement.

Le dimanche où les montagnards descendirent à Felsenbourg glorifier la civilisation, maître Daniel, pendant la lecture, fit plusieurs réflexions judicieuses sur la manière de tenir l’épée à deux mains, et de la manier autour de ses épaules, en penchant un peu la tête, le pied droit en avant, ce qui forçait, disait-il, de relever la visière du casque, pour regarder son adversaire en dessous.

Il fit même apporter une de ces anciennes armes, haute de six pieds, qu’il conservait précieusement dans une armoire, et, joignant la démonstration au précepte, il enseigna plusieurs coups à ses fils, qui ne s’étaient jamais doutés de ses talents.

« Voilà, dit-il, comment Hugues le Borgne fendit la tête de Rupert du Nideck… Regardez bien ! »

Il allait recommencer, quand le père Nicklausse apparut stupéfait.

« Que la paix soit avec vous !… dit le vieillard à la vue de l’arme terrible.

Amen ! » répondit maître Daniel.

Puis, après un instant de silence, il ajouta :

« J’expliquais à mes fils comment notre seigneur Hugues fendit la tête de Rupert, en l’an 1405. Tiens, Kasper, remets l’épée à sa place… Asseyez-vous, monsieur le curé… Tu peux continuer, Thérèse ; nous en étions à l’endroit où Rupert, couvert de sang, roula dans la poussière… Hugues lui posait le pied sur la gorge, quand le seigneur du Nideck lui mordit dans l’orteil et fit craquer son brodequin. Cela prouve que ce brodequin n’avait pas été forgé par nôtre aïeul Odoard Rock, qui vivait alors, mais par un de ces misérables armuriers d’cosse, qui tenaient plus à l’éclat de l’acier qu’à la bonne trempe. »

Thérèse poursuivit sa lecture quelque temps ; mais, au premier repos, M. le curé Nicklausse, dont le cœur débordait d’indignation contre les petites dames, n’y put tenir davantage, et raconta ce qui venait de se passer : le triomphe des ingénieurs, l’enthousiasme des montagnards , les vieilles mœurs traînées dans la fange, l’église abandonnée, les filles séduites, les paysans corrompus ; l’avidité du gain, l’abandon de la pudeur, l’infamie des uns, la lâcheté des autres, l’abomination de la désolation envahissant l’univers… Enfin il gémit très éloquemment pendant une demi-heure… mais, au milieu de ce torrent d’éloquence, tout