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MAÎTRE DANIEL ROCK.

une larme coula sur sa joue… il regarda longtemps sa fille… puis, d’une voix basse et douce, il dit :

« Thérèse… mon enfant… sois calme… je le veux… il faut m’obéir… ne pleure pas ainsi… cela me fait trop de mal… Je vais partir… tu vois… les autres sont plus forts que nous… Mais je te bénis !… La bénédiction d’un père est bonne pour les enfants !… Viens… je pose ta bouche sur la mienne… comme ça !… oui, Thérèse… Oh ! oh !… bonne… chère enfant !… »

On entendit leurs sanglots se confondre… et beaucoup des assistants se sauvèrent bien vite, ne pouvant voir cela.

Le vieux curé Nicklausse, le coude sur la cheminée, sa tête blanche dans la main, pleurait comme un enfant ; et Verner, lui-même, détournant les yeux pour se donner du courage, criait dans la rue d’une voix enrouée :

« Retirez-vous… retirez-vous… canaille !… Dubreuil… écartez ces gens !… hum ! hum ! »

Au bout d’un instant, maître Daniel, élevant de nouveau la voix, dit :

« Thérèse, donne-moi la main… Ludwig, approche ! »

Ludwig arriva la figure baignée de larmes.

« Mets aussi ta main dans la mienne. »

Il obéit.

Bénédum criait :

« Daniel… Daniel… pardonne-moi !… J’ai eu tort ! »

Alors lui, souriant, murmura :

« Nos enfants sont unis, Bénédum… tu vois bien que j’ai tout oublié… Ludwig… je te confie le bonheur de ma chère Thérèse : aime-la… respecte-la… sois pour elle un père… des frères… et son mari… Elle n’a plus d’autre famille que la tienne !… Tu me promets tout cela, Ludwig ?

— Oui… je vous le promets !

— C’est bien ! Maintenant, Verner, qu’on nous emmène !… Thérèse, embrasse encore tes frères ! »

Alors on souleva le père Daniel, et toute la maison fut remplie de gémissements.

On venait d’allumer deux torches, que les gendarmes à cheval tenaient en l’air, car la nuit était noire. Les garçons meuniers debout sur la fenêtre, Bénédum en dehors, le docteur Marchal, le curé Nicklausse, tout le monde prêtait la main, levant les blessés par la fenêtre avec leur matelas, et les étendant sur la paille, entre les hautes échelles de la voiture.

La foule jetait des cris sauvages.

Le reflet bleuâtre de la résine flottait sur cette scène terrible, éclairant toutes ces têtes attentives. Les chevaux se cabrant, la crinière hérissée… la vieille maison, les fenêtres ouvertes, sombre, abandonnée… Ludwig emportant Thérèse inanimée : tout offrait l’image de la désolation.

Au milieu de ce tumulte, à l’instant où Yokel, le garçon meunier, venait de saisir la bride de l’attelage et levait le fouet, tout à coup il se fit une grande rumeur :

« Fuldrade !… Voici Fuldrade ! »

Et la foule s’écartait avec terreur

En effet, la vieille diseuse de légendes, pour la première fois depuis vingt ans, venait de descendre des ruines. Elle sortait du sentier qui longe la forge et criait d’une voix perçante, la main étendue :

« Arrêtez ! »

Tout le monde obéit.

Elle s’avança vers la voiture, ses deux grandes chèvres à côté d’elle. À sa vue, maître Daniel tressaillit ; son œil brilla de bonheur.

Verner avait pris l’une des torches, et se penchait sur son cheval, pour entendre ce qu’allait dire la sorcière.

« Eh bien… Fuldrade, fit le forgeron lorsqu’ils se furent regardés quelques secondes, nous partons !…

— Oui… vous partez… mais vous reviendrez, » dit la vieille.

Il y eut un instant de silence.

« Nous reviendrons tous les trois ?

— Tous les trois !

— Quand ?

— Il se passera du temps !… mais tout n’est pas fini… Là-haut les anciens vous attendent… Je vous garde une place à côté d’eux ! »

Un sombre enthousiasme illumina la figure du vieux reiter.

« Moi ! mes enfants !… une place à côté de Hugues le borgne… de Luitprand… de Barthold 1er ?… C’est impossible !

— C’est vrai !… vous serez couchés près d’eux… Vous êtes nobles… Moi… Fuldrade… la dernière des margraves d’Obernay… je vous déclare nobles !… J’ai vu Hugues lever sa grande épée en l’air pendant la bataille : il vous armait chevaliers tous les trois !

— Vous l’avez vu… Fuldrade ?

— Je l’ai vu !… et voilà pourquoi je suis descendue… J’ai voulu vous dire ça… Votre place est là-haut !… Maintenant… partez je vous attends ! »

Daniel Rock était tellement saisi, qu’il ne trouvait pas un seul mot à répondre.

« Cette vieille est folle ! » pensait le brigadier.

Fuldrade s’était retirée.

« En route !… » s’écria-t-il d’un ton rude.

La voiture partit lentement. Tout le vil-