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MAITRE DANIEL ROCK.

ques ; mais alors chacun s’inquiétait de ses propres affaires et se souciait peu de celles des autres. Si M. le curé Nicklausse, M. le maire et Frantz Bénédum n’avaient été forcés de partir comme témoins, c’est à peine si le village eût appris la grande nouvelle.

Voici comment les choses se passèrent, ainsi que le rapportèrent maître Bénédum et le père Nicklausse, en revenant de leur voyage.

Comme un grand nombre d’ouvriers avaient été blessés par le vieux forgeron, comme cinq ou six de ces braves gens étaient estropiés pour le reste de leurs jours, et que deux autres avaient succombé ; comme M. Horace avait failli perdre la vie dans cette affaire, et que les témoins s’accordaient à dire que les Rock avaient commencé la bataille, tout faisait présumer qu’on leur trancherait la tête sur la grande place de Felsenbourg.

Mais dans ce temps-là vivait à Paris un avocat illustre, qui professait une vénération singulière pour le roi Chilpéric. Toutes les fois que l’occasion se présentait de dire un mot sur Chilpéric, il se levait, et, par son éloquence superbe, arrachait des larmes aux assistants. Il est vrai qu’ensuite tout le monde s’étonnait d’avoir versé des pleurs sur ce prince que la plupart ne connaissaient ni d’Ève ni d’Adam, qui n’avait jamais fait de bien à personne, et qui ne s’était distingué par rien de fort, de grand, de digne d’un roi, — mais enfin la chose était telle : c’était un effet de l’art.

Or, cet illustre orateur ayant appris par l’Espérance, journal de la Meurthe, ce qui s’était passé sur la côte de Felsenbourg, fut émerveillé de voir qu’il y eût encore au monde un homme capable de se faire casser les os en l’honneur et gloire de Hugues le Borgne. Il trouva sans doute une touchante similitude entre ses sentiments et ceux du père Rock. Il pensa d’ailleurs que ce serait une magnifique occasion pour lui de prononcer quelques mots sur Chilpéric… Bref, il se mit en route, résolu de défendre maître Daniel et ses fils.

Il décida facilement le forgeron à lui confier sa cause ; d’autant plus que le père Nicklausse exaltait le génie de cet homme jusqu’aux nues, et ne cessait de répéter à maître Daniel que lui seul était capable de le faire acquitter.

L’affaire ayant donc paru, toute la ville de Nancy se trouva présente, et le grand orateur parla si bien, que le tribunal lui-même en fut attendri.

Maître Rock seul conserva tout son sang-froid, parce que le nom de Chilpéric revenait trop souvent dans le discours, et qu’il n’était pas assez question de Hugues le Borgne.

Néanmoins, au lieu de monter sur l’échafaud avec ses fils, comme c’était infaillible sans ce discours, ils ne furent condamnés qu’à cinq ans de prison.

Le grand avocat ne voulut rien recevoir pour ses peines et repartit aussitôt.

M. le curé Nicklausse avait sangloté tout le temps, car il éprouvait aussi un faible pour Chilpéric ; mais Bénédum fut désolé de voir que Daniel ne reviendrait pas au pays de sitôt. Il s’était flatté, pendant le discours, qu’on les relâcherait tout de suite, et que le vieux Rock pourrait assister aux noces de Thérèse et de son fils.

Avant de quitter Nancy, il obtint la permission d’aller voir son vieux camarade, et répandit des larmes amères sur sa triste aventure.

Maître Daniel lui dit :

« Frantz, tout ceci n’est rien : dans cinq ans nous reviendrons à Felsenbourg. Alors j’aurai quatre-vingts ans. Je serai dans ma seconde jeunesse, et nous reprendrons nos petites affaires où nous les avons laissées. En attendant, je veux que Ludwig et Thérèse se marient. Le père Nicklausse se chargera de dire à Thérèse ma volonté. Vous ferez la noce entre vous… Je désire que tout se passe gaiement. Vous boirez d’abord un verre de vieux rikevir à ma santé, puis un autre à celle de Christian, puis un autre à celle de Kasper. Sachez que je suis content, et que de tout ce que j’ai fait, rien ne me chagrine… au contraire, je voudrais pouvoir recommencer… Embrassons-nous donc, et bon voyage ! »

Ainsi parla le vieux reiter d’un ton calme et simple. Il était devenu borgne de l’œil gauche, mais cela n’ôtait rien au grand caractère de sa figure : son œil droit brillait comme une escarboucle, et sa joue, sillonnée d’une longue balafre, tressaillait de temps en temps.

Tout s’accomplit selon ses ordres. Ludwig et Thérèse se marièrent, et, quoique les années de captivité soient bien longues, quoiqu’on les mesure par secondes, elles finirent aussi par s’écouler.

Au premier jour de la sixième année, je vous laisse à penser les battements de cœur de toute la famille.

Thérèse venait d’avoir un enfant, un gros garçon qu’elle allaitait encore, et c’était une grande joie de le montrer au vieil aigle. On l’attendait de minute en minute ; on croyait à chaque instant entendre ses pas traverser la rue et le voir apparaître sur le seuil, mais il en avait décidé autrement.

Vers six heures du soir, un homme du Chèvrehof, Nickel Sperver, entra, disant :