Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/255

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

figurer un chevalier étendu sur un trésor ; mais croyez-moi, mon garçon, le véritable trésor qu’il faut rechercher est celui de la croix ; le reste ne vaut pas la peine qu’on en parle. »

Nicklausse ne répondit pas ; seulement, après avoir passé le cordon à son cou, il dit :

« Je pars, la sainte Vierge m’éclaire !… Quand le Seigneur nous veut du bien, il faut en profiter. Vous m’avez toujours bien traité, monsieur Furbach, c’est vrai, mais le bon Dieu m’ordonne de partir. Et puis, il est temps que je me marie : j’ai vu là-bas, dans mon rêve, une jeune fille faite exprès pour moi.

— Et de quel côté allez-vous ? demanda le libraire, qui ne put à la fin s’empêcher de sourire d’une pareille simplicité.

— Du côté d’où vient le vent, répondit Nicklausse, c’est le plus sûr.

— Vous êtes bien décidé ?

— Oui, Monsieur.

— Très-bien, nous allons régler votre compte. Je regrette un aussi bon serviteur que vous, mais je me ferais un véritable scrupule de résister à votre vocation. »

Ils descendirent ensemble au bureau de la librairie, et, après vérification faite de ses registres, M. Furbach compta deux cent cinquante florins d’Autriche à Nicklausse, restant de ses gages, y compris les intérêts depuis six ans. Après quoi le digne homme lui souhaita bonne chance et se pourvut d’un autre cocher. Longtemps le vieux libraire raconta cette étrange histoire ; il riait beaucoup de la naïveté des gens du Pitcherland, et les recommandait à ses amis et connaissances comme d’excellents serviteurs.

Quelques années après, M. Furbach ayant marié sa fille, Mlle  Anna Furbach, au riche libraire Rubeneck, de Leipzig , se retira des affaires. Mais il avait tellement contracté l’habitude du travail, que, malgré ses soixante-dix ans, l’inaction lui devint bientôt insupportable. C’est alors qu’il fit plusieurs voyages en Italie, en France, en Belgique.

Vers les premiers jours d’automne, en 1838, il visitait les bords du Rhin. C’était un petit vieillard à l’œil vif, aux pommettes colorées, à la démarche encore ferme. On le voyait se promener sur le pont du bateau, le nez en l’air, la redingote boutonnée, un parapluie sous le bras, le bonnet de soie noire tiré sur les oreilles, causant, s’informant de tout, prenant des notes et consultant volontiers le Guide des voyageurs.

Un matin, entre Frisenheim et Neubourg, après avoir passé la nuit au salon du dampschiff avec trente autres voyageurs, femmes, enfants, touristes, commerçants, étendus pêle-mêle sur les banquettes, M. Furbach, heureux d’échapper à cette étuve, monta sur le pont au petit jour.

Il était environ quatre heures du matin, une brume épaisse couvrait le fleuve ; le flot mugissait, la machine clapotait lourdement, quelques lumières lointaines tremblotaient dans le brouillard, et parfois d’immenses rumeurs s’élevaient dans la nuit ; la voix du vieux Rhin, dominant le tumulte, racontait l’éternelle légende des générations éteintes, les crimes, les exploits, la grandeur et la chute de ces antiques margraves, dont les repaires commençaient à se dessiner du milieu des ténèbres.

Appuyé contre la machine, le vieux libraire regardait défiler ces souvenirs d’un œil rêveur. Le chauffeur,le mécanicien allaient et venaient autour de lui ; quelques étincelles volaient dans l’air, un fanal se balançait au bout de sa corde ; la brise jetait sur l’avant des flocons d’écume. D’autres voyageurs se glissaient alors de la soupente comme des ombres.

M. Furbach, ayant tourné la tête, aperçut un sombre amas de ruines sur la rive droite du fleuve, des maisonnettes étagées au pied de vastes remparts ; un pont volant balayait la vague écumeuse de sa longue corde traînante.

Il s’avança sous le fanal, ouvrit son guide et lut :

« Vieux-Brisach , Brisacumet Brisacus mons, fondé par Drusus ; autrefois la capitale du Brisgau, passait pour l’une des plus fortes villes d’Europe : la clef de l’Allemagne. Bernard V de Zœhringen en éleva le château fort. — Frédéric Barberousse y fit transporter, dans l’église de Saint-Étienne, les reliques de saint Gervais et de saint Protais. — Gustave Horn, Suédois, tenta de la prendre en 1633, après avoir remporté de grands avantages sur les Impériaux : il échoua. — Brisach fut cédé à la France par le traité de Westphalie ; il fut rendu à la paix de Riswick, en échange de Strasbourg. — Les Français le brûlèrent en 1793 ; les fortifications en furent démolies en 1814. »

« Ainsi, se dit-il, voici le Vieux-Brisach des comtes d’Eberstein, d’Osgau, de Zœhringen, de Souabe et d’Autriche ; je ne puis laisser passer cela sans le voir. »

Quelques instants après, il se faisait descendre avec son bagage dans une barque, et le dampschiff poursuivait sa route vers Bâle.

Il n’est peut-être pas, sur les deux rives du Rhin, de site plus étrange que l’antique capitale du Brisgau, avec son château démantelé, ses murailles de mille couleurs, en briques, en moellons, en torchis, étalées à cent cinquante mètres au-dessus du fleuve. Ce n’est plus une