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LE CABALISTE HANS WEINLAND.

ses narines, écoute-moi bien ; pour que tu puisses remplir mes intentions, il est indispensable que je t’explique un de nos mystères. »

Il se tut, l’œil sombre, le front plissé, les lèvres tellement serrées, qu’on n’en voyait plus les bords.

« Oui, reprit-il d’un accent sourd, il faut que tu connaisses un des mystères de Mithras ! — Ce qu’il y a de plus étrange dans ce monde, vois-tu, Christian, c’est que l’une des moitiés du globe soit en pleine lumière, et l’autre dans les ténèbres ; il en résulte que la moitié des êtres animés dort, pendant que l’autre veille. Or, la nature qui ne fait rien d’inutile, la nature qui simplifie tout, et sait obtenir ainsi la variété infinie dans l’unité absolue, la nature, ayant décidé que tout être vivant resterait assoupi la moitié du temps, a décidé par là même qu’une seule âme suffirait pour deux corps. Cette âme se transporte donc de l’un à l’autre hémisphère, aussi vite que la pensée, et développe tour à tour deux existences. Tandis que l’âme est aux antipodes, l’être dort ; ses facultés divaguent, la matière repose. Lorsque l’âme revient prendre la direction des organes, aussitôt l’être s’éveille ; la matière est forcée d’obéir à l’esprit.

« Je n’ai pas besoin de t’en dire davantage. Cela n’entre pas dans tes cours de philosophie ; car il est connu que tes professeurs sont très-savants sans rien comprendre ; mais cela t’explique les idées étranges qui souvent assiègent ton cerveau, la singularité de tes rêves, la connaissance intuitive des mondes que tu n’as jamais vus, et mille autres phénomènes de ce genre. Ce qu’on nomme catalepsies, évanouissements, extases, lucidité magnétique, bref, l’ensemble des phénomènes du sommeil sous toutes ses formes, découle de la même loi. M’as-tu compris, Christian ?

— Très-bien, c’est une découverte sublime !

— C’est le moindre des mystères de Mithras, fit-il avec un sourire bizarre, c’est le premier degré d’initiation. Mais écoute les conséquences du principe, en ce qui me concerne : — l’âme qui m’anime appartient également à l’un des sectateurs de Maha-Dévi, habitant au pied du Mont-Abuji, dans la province de Sirohi, sur les frontières méridionales du Joundpour : c’est un Agori, ou, si tu l’aimes mieux, un Aghorapanti, célèbre par ses austérités, ses meurtres et sa sainteté. Il est initié comme moi, du troisième degré. Quand il dort, je veille ; quand il veille, je dors.— M’as-tu compris ?

— Oui, répondis-je en frissonnant.

— Eh bien ! voici ce que je te demande : il faut que mon âme séjourne deux jours consécutivement à Déesa, dans la caverne de la déesse Kâli. Je le veux ! Dans ce but, mon corps doit rester inerte. Ce que je fume en ce moment est de l’opium… Déjà mes paupières s’appesantissent… tout à l’heure… mon âme va me quitter… Si je m’éveille… avant le temps fixé… entends-tu… qu’à l’instant même tu me donnes une nouvelle dose d’opium… Tu… tu me l’as juré… malheur si… »

Il n’eut pas le temps de finir, et tomba subitement dans une torpeur profonde.

Je l’étendis, la tête à l’ombre, les pieds dans l’herbe. Sa respiration, tour à tour rapide et lente, me donnait le frisson ; et le mystère que cet homme venait de me révéler, la certitude que son âme avait franchi des espaces immenses en moins d’une seconde, m’inspiraient une sorte de crainte mystérieuse, comme si tout ce monde inconnu se fût ouvert à mes regards. Je me sentais pâlir ; mes doigts s’agitaient et tressaillaient sans que je le voulusse ; le fluide vital me pénétrait jusqu’à la pointe des cheveux.

Ajoutez la chaleur du midi concentrée entre ces vieilles masures, les émanations putrides de la mare voisine, le coassement des deux grenouilles, qui commençaient leur duo mélancolique dans la fange verdâtre, le bourdonnement immense des insectes dansant leur ronde éternelle, et vous comprendrez les impressions sinistres qui se succédèrent dans mon esprit jusqu’au soir.

Je regardais parfois la face pâle de Weinland, toute couverte de moiteur, et je ne sais quel effroi subit me saisissait alors. Il me semblait être complice d’un crime épouvantable, et, malgré ma promesse, je secouais violemment le corps du dormeur, qui restait inerte ou s’inclinait dans un autre sens. Parfois sa respiration prenait des accents bizarres, et s’échappait en sifflant, comme un ricanement diabolique.

Durant ces longues heures, il m’arriva de songer aussi aux mystères de Mithras. Je me disais que sans doute le premier degré d’initiation devait comprendre la vie animale ; le second, l’essence et les fonctions de l'âme ; le troisième, Dieu ! Mais quel homme pouvait avoir l’audace de fixer son regard sur la force incréée, et l’orgueil de l’expliquer ?

Le temps se consumait dans ces méditations ; ce n’est qu’à la chute du jour, lorsque l’horloge de Saint-Étiénne-du-Mont eut sonné huit heures, que je montai chez moi prendre quelques heures de repos.

Je ne doutais plus alors que le sommeil léthargique de Hans Weinland ne poursuivit tranquillement son cours jusqu’au lendemain.