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L’AMI FRITZ.

d’une voix perçante et pathétique, le nez courbé et les yeux tournés en louchant vers le sol, si tu voyais ces chers enfants ! Comment leur refuser le bonheur de la vie ? Et d’ailleurs le père Hertzberg est solide, il me remboursera dans un an ou deux, au plus tard.

— Tu le veux, dit Fritz en se levant, soit ; mais, écoute : tu payeras des intérêts cette fois, cinq pour cent. Je veux bien te prêter sans intérêt, mais aux autres…

— Eh ! mon Dieu, qui te dit le contraire, fit David, pourvu que ces pauvres enfants soient heureux ! le père me rendra les cinq pour cent.

Kobus ouvrit son secrétaire, compta deux cents florins sur la table, pendant que le vieux rebbe regardait avec impatience ; puis il sortit le papier, l’écritoire, la plume, et dit :

« Allons, David, vérifie le compte.

— C’est inutile, j’ai regardé et tu comptes bien.

— Non, non, compte ! »

Alors le vieux rebbe compta, fourrant les piles dans la grande poche de sa culotte, avec une satisfaction visible.

« Maintenant, assieds-toi là, et fais mon billet à cinq pour cent. Et souviens-toi que si tu n’es pas content de mes plaisanteries, je puis te mener loin avec ce morceau de papier. »

David, souriant de bonheur, se mit à écrire. Fritz regardait par-dessus son épaule, et, le voyant près de marquer les cinq pour cent :

« Halte ! fit-il, vieux posché-isroel, halte !

— Tu en veux six ?

— Ni six, ni cinq. Est-ce que nous ne sommes pas de vieux amis ? Mais tu ne comprends rien à la plaisanterie ; il faut toujours être grave avec toi, comme un âne qu’on étrille. »

Le vieux rebbe alors se leva, lui serra la main et dit tout attendri :

« Merci, Kobus. »

Puis il s’en alla.

« Brave homme ! faisait Fritz en le voyant remonter la rue, le dos courbé et la main sur sa poche ; le voilà qui court chez l’autre, comme s’il s’agissait de son propre bonheur ; il voit les enfants heureux, et rit tout bas une larme dans l’œil. »

Sur cette réflexion, il prit sa canne et sortit pour aller lire son journal.


X


Deux ou trois jours après, un soir, au casino, on causait par hasard des anciens temps.

Le gros percepteur Hâan célébrait les mœurs d’autrefois : les promenades en traîneaux, l’hiver ; le bon papa Christian, dans sa houppelande doublée de renard et ses grosses bottes fourrées d’agneau, le bonnet de loutre tiré sur les oreilles, et les gants jusqu’aux coudes, conduisant toute sa famille à la cime du Rothalps, admirer les bois couverts de givre ; et les jeunes gens de la ville suivant à cheval la promenade, et jetant à la dérobée un regard d’amour sur la jolie couvée de jeunes filles, enveloppées de leurs pèlerines, le petit nez rose enfoui dans le minon de cygne plus blanc que la neige.

« Ah ! le bon temps, disait-il. Bientôt après, toute la ville apprenait que le jeune conseiller Lobstein, ou M.le tabellion Müntz, était fiancé avec la petite Lotchen, la jolie Posa, ou la grande Wilhelmine ; et c’était au milieu des neiges que l’amour avait pris naissance, sous l’œil même des parents. D’autres fois on se réunissait dans la Madame-Hüte[1], en pleine foire ; tous les rangs se confondaient : la noblesse, la bourgeoisie, le peuple. On ne s’inquiétait pas de savoir si vous étiez comte ou baron, mais bon valseur. Allez donc trouver un abandon pareil de nos jours ! Depuis qu’on fait tant de nouveaux nobles, ils ont toujours peur qu’on les confonde avec la populace. »

Hâan vantait aussi les petits concerts, la bonne musique de chambre élégante et naïve des vieux temps, à laquelle on a substitué le fracas des grandes ouvertures, et la mélodie sombre des symphonies.

Rien qu’à l’entendre, il vous semblait voir le vieux conseiller Baumgarten, en perruque poudrée à frimas et grand habit carré, le violoncelle appuyé contre la jambe et l’archet en équerre sur les cordes, mademoiselle Séraphia Schmidt au clavecin, entre les deux candélabres, les violons penchés tout autour, l’œil sur le cahier, et plus loin, le cercle des amis dans l’ombre.

Ces images touchaient tout le monde, et le grand Schoultz lui-même, se balançant sur sa chaise, un de ses genoux pointus entre les mains et les yeux au plafond, s’écriait :

« Oui, oui, ces temps sont loin de nous ! C’est pourtant vrai, nous vieillissons… Quels souvenirs tu nous rappelles, Hâan, quels souvenirs ! Tout cela ne nous fait pas jeunes. »

Kobus, en retournant chez lui par la rue des Capucins, avait la tête pleine des idées de Hâan :

« Il a raison, se disait-il, nous avons vu ces choses qui nous paraissent reculées d’un siècle. »

  1. Salle de danse