Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/38

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
34
L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

jours ; elle ne pense qu’à ça… c’est comme qui dirait son idée philosophique quand la foire approche. Le père Jacob, lui, ne pense qu’à mettre son vin en bouteilles, à fumer sa pipe derrière le fourneau, et quand sa femme crie… il la laisse crier, vu qu’il n’y a pas moyen de la faire taire ; c’est comme une poule en train de pondre : plus on la chasse, plus elle crie. Mais nous y voilà… Quelle masse de monde ! Allons, dame Thérèse, vous pouvez descendre ; maître Hans Aden, venez tenir la bride de Schimel ; moi, je vais prier le père Jacob de nous recevoir. »

Ils se trouvaient alors devant l’auberge, la foule tourbillonnait autour d’eux ; on voyait les buveurs monter et descendre l’escalier en chancelant ; les verres cliquetaient, les canettes tintaient, on criait à la bière, à la choucroute, aux saucisses ; les servantes, que l’on chatouille en passant, jetaient aussi de petits cris très-drôles ; la mère Jacob agitait la vaisselle, et le père Jacob tournait le robinet à la cave.

Coucou Peter entra dans l’auberge, promettant d’être bientôt de retour. En effet, au bout de quelques instants, il revint avec maître Jacob lui-même, un bon gros homme à la figure joviale, et les manches retroussées jusqu’aux coudes.

« Mon pauvre garçon, disait-il, je ne demande pas mieux que de vous rendre service ; mais toutes les chambres sont prises, il ne me reste plus que la grange et le hangar, voyez si cela peut vous convenir. »

Coucou Peter regarda la petite Thérèse d’un air désolé ; il parcourut des yeux la rue où se pressait tant de monde :

« Si ce n’était que pour moi, père Jacob, mon Dieu ! j’accepterais tout de suite ; un pauvre diable de ménétrier dort tous les jours sur la paille. Mais regardez un peu cette bonne petite mère… regardez ce pauvre enfant et ce bon docteur Mathéus, la crème des philosophes, s’écria-t-il d’une voix qui partait du cœur. Voyons, père Jacob, que diable ! il faut bien se mettre à la place des gens.

— Que veux-tu, Coucou Peter, dit l’aubergiste, avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas faire que mes chambres soient vides, je ne peux vous offrir…

— Oh ! monsieur Coucou Peter, ne vous donnez pas tant de peine pour nous, dit alors la petite Thérèse, nous ne sommes pas si difficiles que vous pensez.

— Vous acceptez, dame Thérèse, vous acceptez le hangar  ?

— Eh ! pourquoi pas ? fit-elle en souriant ; bien d’autres seraient heureux d’en trouver un au milieu de ce tumulte, n’est-ce pas, Hans Aden ? »

Coucou Peter tout joyeux ne s’inquiéta point de ce que répondait le grand Hans Aden ; dès que dame Thérèse eut accepté le hangar, il descendit au jardin chercher du bois sec.

« Merci, père Jacob, criait-il.

— Prends garde de mettre le feu à la grange, disait l’aubergiste.

— Ne craignez rien, père Jacob, ne craignez rien ! »

La nuit était obscure ; bientôt un feu vif et réjouissant éclaira les poutres et les tuiles de l’échoppe.

Ah ! ce n’était pas là la belle chambre d’Oberbronn, ornée de deux commodes et d’un bon lit de plume, où l’on s’enfonçait jusqu’aux oreilles. Les poutres noires montaient d’étage en étage, jusqu’à la cime du toit. Et du côté de la rue quatre piliers de chêne vous préservaient des courants d’air. On ne voyait point là des glaces de Saint-Quirin, mais de petites portes d’écurie le long du mur ; et tout au fond, les porcs, soulevant du groin les volets de leurs réduits, vous souhaitaient le bonsoir.

Maître Frantz se souvint avec satisfaction que d’autres prophètes avaient habité jadis des lieux pareils.

a La vertu, dit-il gravement, habite sous le chaume. Réjouissons-nous, mes amis, de ne pas vivre dans les palais !

— C’est juste, répondit Coucou Peter, mais arrangeons-nous toujours de manière à ne pas coucher dans la boue. »

Tout le monde se mit alors à l’ouvrage : Hans Aden grimpa l’échelle de la grange et jeta des bottes de paille par la lucarne, Mathéus déchargea Schimel et Bruno, dame Thérèse tira les provisions du hâvre-sac.

Coucou Peter veillait à tout : il donnait du fourrage aux bêtes, il étendait la litière, il suspendait les harnais aux échelles, il goûtait le vin, et ne perdait pas de vue le bât de l’âne où dormait l’enfant.

Bientôt tout fut prêt ; on s’installa commodément sur des bottes de paille pour souper.

D’autres scènes semblables se passaient dans la rue du Tonnelet-Rouge ; chaque groupe de pèlerins avait son feu, dont la lumière se reflétait sur les maisons voisines.

Au tumulte succédait insensiblement un vaste silence : tous ces braves gens, accablés de fatigue, causaient entre eux à voix basse comme en famille. Ainsi faisaient Coucou Peter, Hans Aden, dame Thérèse et Mathéus ; on aurait dit qu’ils se connaissaient depuis longues années quand ils furent réunis autour