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L’AMI FRITZ.

L’anabaptiste se leva donc, disant : « Oh ! si vous aimez mieux rester, je trouverai bien le chemin de l’auberge tout seul.

— Non, je vous accompagne. »

Ils sortirent du banc et traversèrent la place. Le vieux David partit presque aussitôt qu’eux. Fritz, ayant mis le père Christel en route, rentra chez lui prudemment.

Ce jour-là, au moment de se coucher, Sourlé, voyant le vieux rebbe murmurer des paroles confuses, cela lui parut étrange.

« Qu’as-tu donc, David, lui demanda-t-elle, je te vois parler tout bas depuis le soupé, à quoi penses-tu ?

— C’est bon, c’est bon, fit-il en se tirant la couverture sur la barbiche, je rêve à ces paroles du prophète : « J’ai été jaloux pour Héva d’une grande jalousie ! et à celles-ci : En ces temps arriveront des choses extraordinaires, des choses nouvelles et heureuses. »

— Pourvu que ce soit à nous qu’il ait songé en disant cela, répliqua Sourlé.

Amen ! fit le vieux rebbe ; tout vient à point à qui sait attendre. Dormons en paix ! »


XIV


Kobus aurait dû se repentir le lendemain de ses discours inconsidérés à la brasserie du Grand-Cerf ; il aurait dû même en être désolé, car, peu de jours avant, s’étant aperçu que le vin lui déliait la langue, et qu’il trahissait les pensées secrètes de son âme, il s’était dit : « La vigne est un plant de Gomorrhe ; ses grappes sont pleines de fiel, et ses pépins sont amers : tu ne boiras plus le jus de la treille. »

Voilà ce qu’il s’était dit ; mais le cœur de l’homme est entre les mains de l’Éternel, il en fait ce qu’il lui plaît : il le tourne au nord, il le tourne au midi. C’est pourquoi Fritz, en s’éveillant, ne songea même point à ce qui s’était passé à la brasserie !

Sa première pensée fut que Sûzel était agréable en sa personne ; il se mit à la contempler en lui-même, croyant entendre sa voix et voir son sourire.

Il se rappela l’enfant pauvre de Wildland, et s’applaudit de l’avoir secourue, à cause de sa ressemblance avec la fille de l’anabaptiste ; il se rappela aussi le chant de Sûzel au milieu des faneuses et des faucheurs, et cette voix douce, qui s’élevait comme un soupir dans la nuit, lui sembla celle d’un ange du ciel.

Tout ce qui s’était accompli depuis le premier jour du printemps lui revint en mémoire comme un rêve : il revit Sûzel paraître au milieu de ses amis Hâan, Schoultz, David et Iôsef, simple et modeste, les yeux baissés, pour embellir la dernière heure du festin ; il la revit à la ferme, avec sa petite jupe de laine bleue, lavant le linge de la famille, et, plus tard, assise auprès de lui, toute timide et tremblante, tandis qu’il chantait, et que le clavecin accompagnait d’un ton nasillard le vieil air :

Rosette,
Si bien faite,
Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir !

Et songeant à ces choses avec attendrissement, son plus grand désir était de revoir Sûzel.

« Je vais aller au Meisenthâl, se disait-il ; oui, je partirai après le déjeuné… il faut absolument que je la revoie ! »

Ainsi s’accomplissaient les paroles du rebbe David à sa femme : « En ces temps arriveront des choses extraordinaires ! »

Ces paroles se rapportaient au changement de Kobus, et montraient aussi la grande finesse du vieux rabbin.

Tout en mettant ses bas, l’idée revint à Fritz, que le père Christel lui avait dit la veille que Sûzel irait à la fête de Bischem, aider sa grand’mère à faire la tarte. Alors il ouvrit de grands yeux, et se dit au bout d’un instant :

« Sûzel doit être déjà partie ; la fête de Bischem, qui tombe le jour de la Saint-Pierre, est pour demain dimanche. »

Cela le rendit tout méditatif.

Katel vint servir le déjeuné ; il mangea d’assez bon appétit, et, aussitôt après, se coiffant de son large feutre, il sortit faire un tour sur la place où se promenaient d’habitude le gros Hâan et le grand Schoultz, entre neuf et dix heures. Mais ils ne s’y trouvaient pas, et Fritz en fut contrarié, car il avait résolu de les emmener avec lui, le lendemain, à la fête de Bischem.

« Si j’y vais tout seul, pensait-il, après ce que j’ai dit hier à la brasserie, on pourrait bien se douter de quelque chose ; les gens sont si malins, et surtout les vieilles, qui s’inquiètent tant de ce qui ne les regarde pas ! Il faut que j’emmène deux ou trois camarades, alors ce sera une partie de plaisir pour manger du pâté de veau et boire du petit vin blanc, une simple distraction à la monotonie de l’existence. »

Il monta donc sur les remparts, et fit le tour de la ville, pour voir ce que Hâan et Schoultz étaient devenus ; mais il ne les vit pas dans les rues, et supposa qu’ils devaient se trouver