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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

qu’il a de bonnes raisons anthropo-zoologiques pour être de la famille des bouvreuils. »

Hans Aden venait de finir sa pipe, il la mit en poche et dit à sa femme :

« Allons, Thérèse, allons ! il est temps d’aller à la foire, avant qu’il y ait trop de monde.

— Est-ce que vous venez avec nous, maître Frantz ? demanda Coucou Peter.

— Sans doute, où est Bruno ?

— Il est dans la grange, vous n’avez pas besoin de l’emmener ; dame Thérèse veut acheter toutes sortes de choses, sans ça nous laisserions aussi Schimel. »

Ces explications suffirent à Mathéus, et l’on se mit en route.

Tout le bourg était encombré de monde ; on avait fait disparaître les charrettes et le bétail par ordre de M. le maire ; on suspendait des guirlandes aux fenêtres, on répandait dans les rues des feuilles et des fleurs, et sur la place s’élevait un reposoir superbe ; mais ce qui plaisait surtout à l’illustre philosophe, c’était cette bonne odeur de mousse et de fleurs fraîchement cueillies, et les belles guirlandes qui se balançaient au souffle de la brise.

Il admirait aussi les jeunes paysannes, la toque et l’avant-cœur parsemés de paillettes scintillantes ; les vieilles, qui garnissaient le reposoir de vases et de candélabres, étaient encore plus magnifiques, car elles portaient l’ancien costume de soie jaune ou violette, à grands ramages, et la coiffe en brocart d’or, le plus riche costume qu’on ait jamais vu.

« Maître Frantz, disait Coucou Peter, autrefois on travaillait mieux que de nos jours ; je me rappelle que ma grand’mère avait une robe de sa grand’mère, toujours neuve. Aujourd’hui, dans quatre ou cinq ans tout devient vieux.

— Excepté la vérité, mon ami, la vérité est toujours jeune ; ce que Pythagore disait il y a deux mille ans est aussi vrai que s’il l’avait dit hier.

— Oui, c’est comme les anciens violons, répondit Coucou Peter, plus on en joue, plus ils vous paraissent agréables, jusqu’à ce qu’ils soient fêlés ; on les raccommode, mais, à force d’y mettre des pièces, il ne reste plus rien de vieux, et ça fait de pauvre musique. »

En causant ainsi, nos gens arrivaient sur la foire ; la foule était déjà nombreuse ; mille bruits confus de sifflets, de fifres, de trompettes d’enfants, bourdonnaient aux oreilles ; les baraques étalaient en plein vent leurs quincailleries, leurs sabres de bois, leurs poupées, leurs miroirs, leurs horloges de Nuremberg ; les voix des maîtres de jeux et des marchands forains se croisaient en tous sens.

Coucou Peter aurait bien voulu faire un cadeau à dame Thérèse ; il tournait et retournait sans cesse ses poches vides, et rêvait au moyen de se procurer de l’argent. Un moment il eut l’idée de courir à l’auberge, et de vendre la bride et la selle de Bruno au premier juif venu ; mais Hans Aden étant resté en arrière, une autre inspiration lui passa par la tête.

« Maître Frantz, dit-il, prenez la bride de Schimel, je reviens tout de suite. »

Puis il courut au grand Hans Aden, et lui dit :

« Monsieur le maire, j’ai oublié ma bourse à l’auberge, car mon illustre maître et moi, nous avons notre argent dans la selle de Bruno, prêtez-moi dix francs, je vous rendrai ça tout à l’heure.

— Avec plaisir, dit Hans Aden en faisant la grimace, avec plaisir. »

Et il lui donna dix francs.

Coucou Peter, fier comme un coq, revint alors prendre le bras de dame Thérèse, et la conduisit devant le plus bel étalage :

« Dame Thérèse, s’écria-t-il, choisissez tout ce qu’il vous plaira. Voulez-vous ce châle, ces rubans, ce fichu ? voulez-vous toute la boutique ? … ne vous gênez pas. »

Elle ne voulut choisir qu’un simple ruban rose, mais il la força de prendre un châle superbe.

« Ô monsieur Coucou Peter, disait-elle, laissez-moi ce ruban.

— Gardez le ruban et le châle, dame Thérèse ! Gardez-les pour l’amour de moi, fit-il à voix basse ; si vous saviez combien cela me fera plaisir ! »

Il acheta de même un petit chien de sucre à l’enfant, puis des noix dorées, puis un petit tambour, et n’eut point de cesse que ses dix francs ne fussent dépensés jusqu’au dernier, centime. Alors il parut tout glorieux ; et lorsque Hans Aden revint, il fut content de voir que M. Coucou Peter avait fait des politesses à sa femme.

Quant à l’illustre philosophe, la vue de tout ce monde l’exaltait d’une manière étrange ; il voulait prêcher absolument, et s’écriait à chaque minute :

« Coucou Peter, je crois qu’il serait temps de prêcher. Regarde tout ce monde… Quelle magnifique occasion d’annoncer la doctrine !

— Gardez-vous-en bien, maître Frantz, répondait le bon apôtre, gardez-vous-en bien ! Voici le gendarme qui passe, il vous empoignerait tout de suite, il n’y a que les charlatans qui aient le droit de prêcher sur la foire. »

Ils firent ainsi trois fois le tour de la place ; dame Thérèse acheta tout ce qu’il lui fallait