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CONFIDENCES

— Eh bien, pourquoi n’entrent-ils pas ?

— Vous voulez de la musique ?

— Cela va sans dire, un jour pareil !

— Bon ! nous arrivons. »

Je montai prendre ma clarinette ; puis, par la fenêtre, je criai aux camarades de venir. Étant tous entrés, nous fîmes de la musique, mais une musique tellement gaie, moi surtout avec ma clarinette, que j’en fus étonné. Margrédel me regardait tout inquiète, et je riais, je lui lançais des regards moqueurs ; je n’étais plus le même homme, j’étais hors de moi.

L’oncle Conrad chantait, frappant sur la table. Deux fois il nous rappela, comme nous étions déjà sur l’escalier pour aller ailleurs. A la fin, il voulut encore chanter l’air des Trois housards qui partent pour la guerre, et qui finit toujours par ces mots : « Adieu ! adieu ! adieu ! » Ce sont leurs amoureuses, leurs mères, leurs oncles et leurs cousines qui disent adieu à ces housards.

Et comme l’oncle chantait de sa voix forte, accompagné par la musique et tous les invités en chœur, Margrédel sortit de la salle ; le grand canonnier marquait la mesure avec le manche de son couteau, et moi je mis ma clarinette sous le bras, car je tremblais des pieds à la tête, je n’avais plus la force de souffler, je sentais froid dans mes joues et jusque dans mes cheveux. Et quand, pour la dernière fois, tous en chœur, répétèrent : « Adieu ! adieu ! adieu ! » je me retournai, regardant vers la porte de la cuisine, où se cachait Margrédel, pensant qu’elle allait aussi me dire en chantant : « Adieu ! adieu ! adieu ! » mais elle ne dit rien.

Alors tout le monde s’étant tu, je me mis à rire ; il me semblait qu’il y avait quelque chose de cassé dans ma poitrine, comme le ressort d’une horloge qui tourne sans qu’on puisse l’arrêter, et qui marque toutes les heures dans une minute.

Je vis que les autres musiciens sortaient ; je les suivis sans que personne se fût aperçu de rien. Dehors, je redevins plus calme, et comme les camarades remontaient en troupe la grande rue, mon vieil ami Waldhorn me retint un peu derrière et me dit :

« Kasper, tu ris, tu joues et tu parles comme un homme heureux ; mais moi, je vois que tu es triste.

— C’est vrai ; je voudrais fondre en larmes, lui dis-je.

— Et pourquoi ? » Tout en marchant je lui racontai ce qui m’arrivait.

« Bah ! fit-il, ce n’est que cela ? Eh bien, tant mieux, un musicien ne doit pas se marier. Et puis ta Margrédel…

— Eh bien, quoi ?

— Je te raconterai cela plus tard. Nous voici devant la porte de l’adjoint Dreyfous ; entrons. Tout cela, Kasper, ne vaut pas la peine qu’un homme de bon sens y pense deux minutes ; quand une femme va vous tomber sur le dos, et qu’un autre se risque pour vous, il faut en bénir le ciel cent fois, cela prouve que le bon Dieu vous aime. »

Ayant parlé de la sorte, Waldhorn m’entraîna dans la salle, où nous fîmes une seconde pause. Enfin, jusqu’à deux heures et demie, nous vîmes tous les gens riches du village, et à trois heures nous étions sur notre estrade, dans la Madame-Hütte.

Je songeais toujours aux paroles de Waldhorn ; mais je n’en étais pas moins triste, et je pensais que ce qui convient aux uns ne convient pas aux autres.

Il y avait beaucoup de monde à la danse, il en était venu de Kirschberg, de Ribeauvillé, de Saint-Hippolyte, de Lapoutraye, d’Orbay, de partout ; et tous ces feutres, ces tricornes, ces robes de mille couleurs tourbillonnant sous mes yeux m’étourdissaient ; la joie, les cris, les éclats de rire me serraient le cœur, je ne me possédais plus, j’étais comme fou.

De temps en temps Waldhorn me disait :

« Au nom du ciel, Kasper, souffle moins fort ; on n’entend que toi dans la musique ! »

Mais j’allais, j’allais toujours, tantôt un demi-ton au-dessus des autres, tantôt un demi-ton au-dessous, les joues gonflées jusqu’au bout du nez et la vue trouble.

Waldhorn se désolait, et les camarades me regardaient ébahis, car pareille chose n’était jamais arrivée.

Tout à coup, vers quatre heures, la voix tonnante de l’oncle Conrad m’éveilla de mes rêveries ; alors j’essuyai mes yeux et je regardai.

Tous les convives entraient, on peut se figurer dans quel état, l’oncle en tête, son grand feutre, orné de rubans, sur l’oreille, et la mère Wagner au bras ; puis Yéri-Hans avec Margrédel ; le bourgmestre avec madame Seypel, et les autres à la suite, deux à deux, rouges comme des écrevisses. L’oncle, les bras en l’air, poussait des : « hourra ! » des « hourrasa ! » à faire trembler la Madame-Hütte ; le grand canonnier se penchait, les yeux humides, vers Margrédel, et causait avec elle d’un air amoureux en retroussant ses moustaches. À cette vue, je me mis à souffler tellement fort, que les canards se suivaient sans interruption, et que Waldhorn, n’y tenant plus, s’écria :