Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/481

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
53
LA TAVERNE DU JAMBON DE MAYENCE.

voir d’essayer. Si nous avions le bonheur de réussir, ce serait une cure merveilleuse, unique dans son genre ; j’en enverrais la description à toutes les académies de l’Europe. »

Ainsi parlait Eselskopf tout en marchant, s’adressant plutôt ces réflexions à lui-même qu’à Trievel Rasimus.

La vieille, d’après le ton du docteur, jugeait maître Sébaldus un homme mort, et faisait vœu pour son compte de ne plus jamais boire que de l’eau.

C’est ainsi qu’ils arrivèrent à la cour des Trabans, où régnait alors une agitation inusitée, car tous les amis de Sébaldus, à la nouvelle de son accident, étaient revenus, encore tout engourdis du sommeil de l’ivresse.

La porte de la taverne était ouverte ; on ne faisait qu’entrer, sortir, regarder en tous sens, se raconter la chose, lever les mains au ciel, maudire Johannes et boire du vin blanc pour se donner du courage. La mère Grédel s’essuyait les yeux avec son tablier, en racontant le malheur à cinq ou six commères, qui se pressaient autour d’elle, et Christian, assis derrière le comptoir, cherchait à consoler la petite Fridoline qui pleurait à chaudes larmes.

Lorsque Eselskopf et la vieille Rasimus parurent sous la voûte des Trabans, une foule de voix s’écrièrent :

« Les voilà… les voilà ! »

Eselskopf devint fort grave ; en traversant la cour, ses yeux se portèrent sur les tables, où Toubac et plusieurs autres levaient le coude un peu dans l’ombre. Le digne homme, à cette vue, parut éprouver une sorte d’horreur, et, quand il fut sur le seuil du Jambon de Mayence, s’arrêtant une seconde, il dit :

« Oui, me voilà, me voilà ! Quand des gens de cette espèce — il montrait les buveurs — ont passé dix, quinze, vingt ans à s’ingérer tous les poisons de la nature, du matin au soir, et qu’il leur arrive enfin de se sentir tout à coup embrasés, consumés jusqu’aux entrailles, jusqu’à la moelle des os, alors on nous appelle, on nous crie : « Le voilà… le voilà… Sauvez-nous ! » Mais nous ne sommes pas des dieux, ce qui est brûlé est brûlé. »

Il avait l’air de vouloir en dire davantage, mais comme Toubac lui répondit tranquillement, en vidant sa chope :

« A votre santé, monsieur Eselskopf ! » Il haussa les épaules et demanda :

« Voyons le malade. »

La mère Grédel, tout en larmes, le précéda dans le vieil escalier de la taverne, et toutes les commères les suivirent dans une sorte de recueillement religieux. Au haut de l’escalier s’ouvrait la chambre de Sébaldus, sur l’antique galerie vermoulue ; cette chambre, assez vaste et haute, recevait le jour de la cour intérieure par deux fenêtres. Il y avait à droite une vieille armoire sculptée, à belles ferrures luisantes ; à gauche, un grand lit à baldaquin, les rideaux bleu de ciel à carreaux blancs, et dans ce lit était couché, la tête haute, le dos dans un énorme tas de coussins, maître Sébaldus, dont on découvrait à peine le nez pourpre et les grosses joues en forme de citrouille, sous un bonnet de coton. Le gros homme avait une physionomie vraiment consternée ; à peine vit-il entrer Eselskopf qu’il gémit :

« Sauvez-moi, monsieur Eselskopf ; vous I êtes mon unique consolation dans le malheur ; ce gueux de capucin m’a brisé les os, je ne peux plus seulement remuer le cou. Ah ! le brigand ! un homme que j’aimais comme mon propre frère ! »

Eselskopf, sans rien dire, déposa son tricorne au rebord de la fenêtre et sa canne dans un coin ; puis, relevant ses manchettes jaunes, il s’approcha lentement du lit et prit le pouls de maître Sébaldus, qui le regardait, les yeux arrondis par la crainte. Le savant docteur, son front chauve, étroit et jaune, contracté, les yeux fixes, les lèvres serrées et le menton dans sa cravate blanche, semblait réfléchir. Derrière, Grédel, Christian, Toubac, Hans Aden, une dizaine de commères, attendaient, se regardant les uns les autres. Fridoline n’osait monter, de peur d’apprendre qu’il n’y avait plus de remède. Et comme Eselskopf ne disait rien, l’épouvante de Sébaldus grandissait de seconde en seconde. A la fin, n’y tenant plus, il allait crier : « Est-ce que je suis mort sans rémission ? » lorsque enfin le docteur dit en hochant la tête :

« Fièvre latente ! pouls irrégulier ! soubresauts des tendons ! symptômes gastriques ! haleine embarrassée ! »

Et il continua de la sorte, jusqu’à ce que Sébaldus, qui pâlissait à mesure, s’écria :

« J’ai donc toutes les maladies réunies, maintenant !

— Vous ne les avez pas toutes, dit Eselskopf, vous êtes trop usé, trop épuisé, trop annihilé par l’usage immodéré de la boisson, pour les avoir toutes, mais vous en avez au moins la moitié, et les plus dangereuses. »

Sébaldus voulut encore parler, mais sa langue était devenue si épaisse, qu’il ne put dire un mot.

« Ah ! s’écria la mère Grédel, quand on pense que ce malheureux père Johannes est cause de tout.

— Non, madame Dick, non ! s’écria Eselskopf