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LA TAVERNE DU JAMBON DE MAYENCE.

à Frantz Christian Sébaldus Dick qu’il aurait à faire, entendez-vous ! « 

Et, se retournant vers la porte après un instant de silence, d’une voix sourde il dit :

« Dans le temps, je me rappelle que la grand’mère Orchel répétait sans cesse que l’orgueil nous a tous perdus, au moyen d’un serpent, et c’est la pure vérité : le serpent de l’orgueil avait une pomme de la science, et cette pomme était comme qui dirait la science du bien et du mal. J’ai toujours pensé cela, et je vois bien aujourd’hui que j’avais raison, car le père Johannes, à cause de son Dieu de Jacob, se croit plus savant que tous les autres, et… »

En ce moment, le digne homme pâlit, puis rougit et s’écria :

« C’est lui ! le voilà ! Hé ! je savais bien qu’il viendrait, j’en étais sûr ; ça ne pouvait pas être autrement. »

Tout le monde s’était précipité aux fenêtres. En effet, le père Johannes, du fond de la voûte sombre, en bas, fendait la presse lentement. Maître Sébaldus, de son côté, les bras étendus, semblait vouloir se jeter à la nage, pour aller repêcher son vieux camarade. Mais plus le capucin avançait, plus sa tête de bouc, sèche et osseuse, exprimait la douleur et l’indignation.

Johannes, depuis son entrevue avec Trievel Rasimus, avait roulé dans son âme de terribles arguments contre le dieu Soleil. Il voulait terrasser Sébaldus et le forcer de crier grâce ; mais, à la vue de cette antique taverne, témoin de tant d’heureux instants passés le verre en main et le sourire aux lèvres ; à la vue de son vieux compagnon, les bras étendus, la face épanouie ; à la vue de Grédel, de Fridoline, de Christian et de tant d’autres vieux amis attentifs et souriants dans l’ombre, son cœur fut saisi d’une tristesse inexprimable ; il aurait voulu s’écrier : « Écartez, écartez ce calice de mes lèvres ! » Mais l’obstination de son esprit, aussi bien que son orgueil, l’emportait. Il marchait donc, l’oreille droite en avant, la tête basse comme pour lancer un coup de corne, tandis que dans son œil gauche scintillait une larme tremblotante. Ces signes n’annonçaient rien de bon, les bras de maître Sébaldus lui tombèrent, et il se prit à bégayer :

« Qu’est-ce que le capucin me veut encore ? Il a l’air fâché. »

Johannes, arrivé devant la taverne, à quinze pas, s’arrêta brusquement, ferma les yeux à demi, pour en voiler les larmes, et le nez en l’air, la barbe en avant et la main étendue, il s’écria :

« Quand les tribus de Lévi et de Roboam furent reçues dans la tente du vénérable patriarche Sichem, et qu’ayant accordé leur sœur Dina au fils aîné de ce monarque, elles abusèrent de son hospitalité, au point d’exterminer ses fils circoncis, le troisième jour de la fièvre, ce fut un crime à la face de Jacob, et le Seigneur blâma leur conduite. Or, moi, je ne viens pas de la sorte ; je ne viens pas avec des intentions perfides. Je me rappelle votre hospitalité, respectable Sébaldus Dick ; je me rappelle aussi que votre chère enfant et votre digne épouse m’ont accordé cent fois le pain, le sel et la place au foyer de votre estimable taverne. C’est donc avec des sentiments de paix que j’arrive en votre présence. Mais autre chose, respectable Sébaldus, autre chose est la reconnaissance de la chair, et l’accomplissement des devoirs de l’âme ! Pourquoi faut-il que vous m’ayez défié ? Pourquoi faut-il qu’au son de la trompe, vous ayez provoqué le père Johannes ? Pourquoi l’avez-vous appelé solennellement à la défense du Dieu de ses pères, de son propre Dieu, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ? Pourquoi, je vous le demande, l’orgueil vous-t-il porté à de telles extrémités ? Me voilà donc, avec des sentiments de paix, les reins ceints pour la guerre ; car tel est mon devoir, telle est ma foi, tel est l’ordre de notre sainte religion. »

Ayant parlé de la sorte au milieu du plus grand silence, car toute la cour prêtait l’oreille, le père Johannes se tut, et maître Sébaldus resta quelques instants stupéfait, la bouche béante.

Puis, se retournant vers sa femme, non moins étonnée :

« Grédel, lui dit-il, est-ce que tu as entendu parler de ces choses ? Est-ce que j’ai défié quelqu’un sans le savoir ? Je ne me rappelle rien, moi ! C’est terrible… terrible… la grande bataille va recommencer. »

Le père Johannes aussi regardait, attendant une réponse ; la stupéfaction se peignait sur toutes les figures ; on prévoyait des événements graves. Et comme tout le monde restait ainsi dans l’attente, Trievel Rasimus, clignant de l’œil, s’avança, sortit sa grande tabatière de carton noir du fond de sa poche et prit une bonne prise. Après quoi elle alla simplement se placer entre maître Sébaldus et Johannes, et leur dit :

« Écoutez, et ne vous fâchez pas contre Trievel Rasimus. car elle a fait ces choses pour la joie universelle. Vous êtes deux êtres remplis d’orgueil et d’obstination ; plutôt que de faire le premier pas, vous aimeriez mieux vous consumer d’ennui l’un et l’autre ; c’est abominable d’avoir des caractères pareils ! Comment ! deux vieux camarades, deux hommes du bon Dieu vont se tenir rancune à perpé-