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LES AMOUREUX DE CATHERINE.

talons aux épaules et le nez presque à terre, tant ils étaient heureux de s’échapper.

« Ah ! le bon temps, le bon temps ! pensait-il ; voilà pourtant comme j’étais il y a quinze ans. »

Il regrettait ce temps, car d’être amoureux sans espoir, c’est bien triste, chacun sait cela. Les jours ordinaires étaient pourtant ses plus beaux jours, il pouvait au moins rêver à son aise ; mais les dimanches, lorsqu’il voyait tous les richards entrer à l’auberge de la Carpe et prendre leur chopine de vin dans la grande salle, c’est alors qu’il souffrait et qu’il s’indignait contre son triste sort :

« Seigneur Dieu ! pensait-il, quand on songe qu’il y a des êtres assez fortunés sur la terre pour s’asseoir dans cette maison, pour voir mademoiselle Catherine, et même pour causer avec elle ! On a bien raison de dire que les gens naissent avec une bonne ou une mauvaise étoile. »

Et voilà pourquoi Heinrich Walter était si mélancolique. Ah ! s’il avait pu savoir que Catherine le contemplait chaque soir assis devant ses livres, s’il avait pu savoir qu’elle ne le trouvait pas déjà si laid, et qu’elle pensait en elle-même : « Pauvre jeune homme, qu’il a l’air doux et timide, je l’aime mieux que Michel Matter, que Finck, etc., » s’il avait su que Catherine pensait ces choses en le regardant, c’est alors qu’il aurait remercié le ciel de l’avoir fait pâle et maigre, pauvre et mélancolique, afin d’attirer les yeux d’une personne si compatissante. Mais il n’en savait rien et renfermait son amour en lui-même, pour ne pas exciter la malveillance des notables, qui n’auraient pas manqué de demander son renvoi, s’ils s’étaient doutés de quelque chose. Et d’ailleurs, voyant tous les villageois gros et gras, et se voyant pâle et maigre, il se trouvait laid et pour ainsi dire contrefait. Chacun sait que de grosses joues rouges et des oreilles écarlates sont indispensables pour être un bel homme dans le Brisgau, et qu’en dehors de cela, il n’y a pas de salut.

Or, il advint que le vieux Rebstock, allant tous les jours de grand matin à ses vignes, remarqua Heinrick Walter adossé contre le mur de l’école et perdu dans des réflexions si profondes, qu’il ne voyait pas même les gens qui passaient sur la route. Heinrich avait l’habitude de balayer la salle et de dresser son pot-au-feu au petit jour. Cela fait, il sortait pour regarder le soleil se lever derrière les montagnes bleues du Schwartz-Wald. Il écoutait au loin la caille sonner le réveil dans les champs d’orge, les coqs se saluer d’une ferme à l’autre. C’était un vrai bonheur pour lui de voir les alouettes monter dans les blanches vapeurs, où le jour étendait sa pâle lumière, puis de les entendre, une fois au-dessus et scintillant comme des étincelles dans la brume, de les entendre commencer leurs babillages d’amour et leurs chants de triomphe. — Et les chiens qui sortent de leurs niches, rôdant de porte en porte autour des fumiers ; et le premier son de la corne du pâtre, réunissant le troupeau près de la fontaine ; et les petites maisonnettes qui s’ouvrent une à une ; les commères qui s’appellent en se grattant le chignon ; les enfants en chemise qui s’avancent nu-pieds, rentrent et ressortent, regardent et trottent comme des nichées de lapins blancs ; et enfin le grand troupeau qui se met en route à la file, deux à deux, quatre à quatre, les chèvres en tête, la barbiche levée, leurs gros yeux or pâle pleins de lumière étrange, trottant à petits pas et chevrotant d’un ton doctoral ; et les pauvres moutons qui pleurnichent et se plaignent toujours ; les belles vaches et les grands bœufs, qui mugissent du fond de leur poitrail, le cou tendu, la bouche béante ; et les porcs, le dos rond, la queue en trompette, qui fouillent du groin toutes les ordures ; et tout ce troupeau confus, qui s’allonge ou se resserre, qui galope ou se ralentit, selon que le chien est devant ou derrière ; ce tourbillon qui s’éloigne sur la route poudreuse, aux heures pourpres du crépuscule : tout cela c’était la vie, le bonheur de Walter, car, voyant ces choses, il rêvait à Catherine, il se la représentait éternellement jeune et belle, ignorant son amour, mais accompagnée de tous ses vœux à travers une longue et calme existence.

On ne pouvait lui faire un crime de ces contemplations, elles ne nuisaient à personne ; mais Rebstock, le voyant ainsi plusieurs jours de suite, conçut des soupçons, et ces soupçons grandirent un matin qu’il aperçut Catherine, en petite jupe de laine, qui choisissait quelques légumes derrière la haie de son jardin. De très-loin, car il avait la vue bonne, il lui sembla qu’elle se levait de temps en temps, pour jeter un regard furtif vers la maison d’école, et s’était approché tout doucement ; il ne conserva bientôt plus aucun doute.

« Ah ! ah ! se dit-il, je comprends maintenant pourquoi Catherine ne veut pas de moi, elle aime le maître d’école ; oui, oui, c’est clair. »

Le vieux renard savait bien que les femmes s’obstinent quand on les contrarie, et que même on leur donne quelquefois des idées qui ne leur seraient pas venues, aussi se garda-t-il de rien dire, mais il prit la résolution de se débarrasser de Heinrich Walter.