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LA MAISON FORESTIÈRE.


III


Encore aujourd’hui je me rappelle avec bonheur les premiers temps de mon séjour à la maison forestière. Le père Honeck venait m’éveiller de grand matin.

« Allons ! monsieur Théodore, me disait-il en posant la lanterne sur la commode, le jour approche, il est temps de se lever. »

Moi, délirant mes bras et mes reins, je bégayais :

« Ah ! père Frantz, ah ! si vous saviez comme j’ai sommeil !

— Sommeil, à votre âge ! Bah ! bah ! vous m’avez dit l’autre jour de ne pas vous écouter, que tout cela n’était que des plaisanteries. Voyons, levez-vous ; il fait un temps superbe. »

Alors, prenant mon courage à deux mains, je sautais de mon lit, je tirais mes pantalons, je me passais une poignée d’eau sur la figure, et, tout grelottant, je me penchais dans le treillis pour jeter un coup d’œil sur la montagne.

La rosée tombait en abondance, produisant au loin sur le feuillage son immense et doux murmure ; tout était gris, vague, confus. Le vieux garde venait de descendre, laissant sa lanterne sur la commode. Je m’habillais, je mettais mes grosses bottes de cuir roux, pour marcher dans la pluie, et, cinq minutes après, Waldine et Fox grimpaient quatre à quatre l’escalier de la galerie, et me sautaient aux jambes, la queue frétillante, comme pour me dire :

« Dépêche-toi, dépêche-toi : le maître t’attend ! »

Et je m’enfonçais mon grand feutre sur les oreilles, je me glissais devant la petite chambre de Loïse, je descendais dans la cour, où maître Honeck, debout sous le hangar, la carabine en bandoulière, me disait :

« Vous voilà ? bon, en route ? »

Il ouvrait le treillis du jardin, et nous prenions le sentier qui conduit au Grinderwald. Nous allions d’un bon pas, le père Frantz en avant, le dos courbé, les jambes solides comme à vingt ans ; moi, derrière, la tête encore un peu lourde, les yeux ensommeillés ; mais bientôt la fraîcheur matinale, le mouvement, la satisfaction d’avoir vaincu ma paresse dissipaient toutes ces impressions fâcheuses. Au bout de quelques minutes, je me sentais d’un calme, d’une vigueur incroyables, j’aurais fait quinze lieues sans fatigue. Oh ! la marche de nuit, la solitude des bois, la fraîcheur, le parfum des grands sapins et des mille plantes sauvages, que tout cela vous donne de force, que tout cela vous éclaircit les idées et active en vous les ressorts de la vie !

Combien d’âmes aspirions-nous dans cette longue descente du Grinderwald, d’âmes de fleurs, de lierre, de ronces, de mousses ? Je n’en sais rien. Mais toutes ces âmes fraîches, jeunes, imbues de rosée, venaient se réchauffer près de notre cœur, comme autour d’un foyer l’hiver ; elles se disaient mille choses qu’il me serait impossible de rendre, et qui me montaient à l’esprit en vagues aspirations poétiques ; puis elles s’envolaient une à une de notre bouche en fumée bleuâtre, et allaient se perdre dans le feuillage avec un doux murmure.

Oui ! le père Honeck avait raison de m’éveiller, et de me forcer à le suivre ; ce sont encore les plus beaux souvenirs de ma vie.

Et nous ne disions rien, nous marchions livrés à nos impressions, sans éprouver le besoin de nous les communiquer ; nous allions vers les coupes lointaines du Grinderwald, parmi les populations des bois.

Avez-vous entendu, mes chers amis, de grand matin, la hache du bûcheron frapper le chêne en cadence ? Avez-vous entendu au loin, bien loin, sur la côte, ces coups secs qui se prolongent dans les échos silencieux ? Puis les craquements de l’arbre qui s’incline, le cri : « Hé ! oh hé ! là-bas ! Attention ! » Le froissement des feuilles, et le choc sourd du géant qui vient de mesurer la terre, en écrasant les broussailles ? Vous est-il arrivé de voir briller, sous la ramée sombre, le feu du charbonnier, enveloppant les bruyères, les mousses et jusqu’à la cime des plus hauts sapins de son auréole pourpre ; puis, resserrant ses zones lumineuses, jusqu’à n’être plus qu’une étincelle, pour se développer encore ? Et la noire silhouette de l’homme des bois, accroupi près de la flamme, son large feutre aplati sur le dos, fumant son bout de pipe et retournant ses pommes de terre sous la cendre, l’avez-vous aperçue derrière les taillis ? Eh bien, c’est au milieu de ce monde perdu dans les vastes forêts du Rothalps que le père Honeck et moi nous allions tous les jours.

Souvent il nous arrivait de rencontrer, au détour du sentier, le sabotier Frantz Sépel, de Rheinthal, Nickel Biger, le charron de Pirmasens, Hans Aden, le menuisier Mayer Fischer, le charpentier, venant chercher eux-mêmes dans les coupes leurs poutres, leurs solives, leurs cœurs de chêne ; ou quelques autres braves gens : colporteurs, facteurs, marchands