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LA MAISON FORESTIÈRE.

les forestiers ! » Ça, c’est contraire à mon opinion, j’aimerais mieux ne pas être peint du tout, que de n’avoir pas mon grade dans le tableau. Je sais bien que le vert est plus difficile à peindre que le reste ; mais, pourvu qu’on voie mon grade, c’est le principal.

— Vous êtes dans l’erreur, père Frantz, le vert n’est pas plus difficile à peindre que le jaune, le brun ou le noir.

— Alors raison de plus, s’écriait-il d’un ton ferme, si ça n’est pas plus difficile, pourquoi mettre ma vieille souquenille au lieu de mon frac ? »

J’avais rencontré la même résistance chez lui pour l’attitude.

« Un garde, me disait-il, un vrai garde doit être droit comme au port d’armes ; s’il se penche à droite ou à gauche, chacun pense : « Ça, c’est un cagnard, un homme qui remplit mal son service. » Vous comprenez bien, monsieur Théodore, qu’un homme comme moi, qui n’a rien à se reprocher, ne peut pas souffrir qu’on pense cela de lui. Dans le temps, quand j’étais au 6e dragons, je me serais battu plutôt mille fois, que de laisser dire de pareilles choses sur mon compte, à plus forte raison de les laisser peindre, car on oublie les morts, et les peintres ça reste. Si je me penche un peu quand je marche, c’est l’âge qui en est cause et l’habitude de grimper des montagnes ; mais, grâce à Dieu, je peux encore me tenir droit devant mes supérieurs. »

Impossible de le détacher de ses idées sur ce chapitre ; la moindre observation contraire le rendait aussitôt sombre, il se croyait offensé dans sa dignité personnelle. Outre cela, le père Honeck, d’habitude si calme pour tout le reste, ne pouvait se tenir dix minutes tranquille ; une curiosité singulière le poussait à venir voir mon ouvrage. Il inventait dans ce but mille prétextes :

« Maintenant, monsieur Théodore, s’écriait-il tout à coup, fumons une pipe, hein ? »

Ou bien :

« Si nous buvions un petit coup, monsieur Théodore, ça nous reposerait ; il fait joliment chaud cette après-midi. »

Et, sans attendre la réponse, il se levait et venait se planter derrière moi, disant :

« Hé ! hé ! tenez, vous mettez un peu trop de rouge, ou un peu trop de gris de ce côté ; je n’ai pas le nez aussi rouge ni les joues. Il y en a quelques-uns qui, dans le temps, ont voulu me faire du tort, en répandant le bruit que je buvais trop ; cela, c’est tout ce qu’on peut inventer de pire contre un homme ; si je les avais connus, j’aurais été capable de leur tordre le cou. Oui, il y a trop de rouge sur le nez.

— Mais soyez donc tranquille, père Frantz, ce n’est pas pour rester, c’est pour le fond, nous couvrirons cette teinte, seulement, au nom du ciel, soyez un peu plus calme.

— Oh ! grand-père, murmurait Loïse tout émue, je t’en prie, écoute M. Théodore.

— Allons ! allons ! puisqu’on va couvrir le rouge, c’est bon, je n’ai plus rien à dire. Tiens-toi donc tranquille, Loïse. Ce gueux de chien ne fait que remuer ; si cela vous gêne, monsieur Théodore, je vais lui donner une danse, pour lui apprendre à se tenir en repos ?

— Non, non, tout est bien ; tournez-vous un peu vers la lumière, c’est cela. Maintenant, ne bougez pas ; encore un quart d’heure de patience et je n’aurai plus besoin de vous jusqu’à demain. »

Malgré toutes ces contrariétés, le portrait avançait, les personnages ressortaient de mieux en mieux ; j’avais surtout un jour admirable : cette belle lumière tamisée par la verdure. Le feuillage à droite, la petite fenêtre à mailles de plomb, la douce figure de Loïse, ses bras ronds, ses petites mains potelées, son costume de la montagne si frais, si pittoresque, et la figure brune, ridée du vieux garde à l’œil gris, perçant, sous les épais sourcils blancs, tout cela s’harmonisait très-bien dans cette lumière ombreuse.

Et puis j’y mettais du mien, je peignais un peu de mon cœur, de mon amour, de mon enthousiasme, de ma vie en plein air, de mon admiration pour la montagne, de mon existence calme, recueillie au milieu de la forêt ; il y avait de tout cela dans ce tableau, le plus complet, le mieux senti que j’eusse fait jusqu’alors.

Plus l’ouvrage avançait, plus aussi le bon père Honeck m’accordait de son estime, de son affection. Souvent, en rentrant de mes courses vers le soir, je le trouvais dans ma chambre, à se contempler avec une sorte d’extase.

« Ah ! vous voilà, monsieur Théodore, disait-il, je suis en train de me regarder.

— Et cela vous convient-il un peu plus ? Êtes-vous content ?

— Monsieur Théodore, est-ce que vous avez besoin de l’avis d’un pauvre vieux comme moi ? Vous êtes un peintre, et moi je suis un vieux garde qui ne sait rien. Je vois bien maintenant que vous avez eu raison de mettre du gris, du rouge, du brun et de tout ce qu’il fallait. Vous êtes un vrai peintre. Ça, voyez-vous, quoique ce soit le portrait de Frantz Honeck et de sa petite-fille Loïse, ça ne devrait