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LA MAISON FORESTIÈRE.

cru que Blac ou Spitz t’avaient fait une farce, mais ils ne sont pas assez malins pour figurer de cette manière les doigte, les griffes et les joints. C’est bien la trace d’une bête. Ce serait celle d’un ours des Alpes, si toutes les griffes étaient sur la même ligne ; mais, pour dire la vérité, Rébock, je ne vois pas maintenant ce que c’est. »

Et regardant le veneur, dont la figure s’épanouissait de satisfaction :

« Où diable as-tu trouvé ça ? fit-il. Voyons, asseyons-nous une minute et raconte-moi la chose. »

Ils s’assirent au coin de la table, l’oreille sur le poing, et Rébock, tout glorieux d’avoir découvert une piste que maître Honeck ne connaissait pas, entra dans les plus grands détails sur sa rencontre étonnante. Il dit que la veille au matin, vers neuf ou dix heures, étant à la piste d’une harde, il avait découvert cette trace sous un pommier sauvage, et qu’aussitôt, soupçonnant une plaisanterie de ses camarades, il s’était agenouillé pour voir la chose à fond, ce qui l’avait convaincu qu’il s’agissait d’un animal extraordinaire. Qu’alors, abandonnant la poursuite des cerfs, il s’était mis à suivre cette nouvelle piste, qui, des hauteurs du Kirschberg, descendait aux marais du Losser, et finissait par se perdre dans la vase. Que, dans son ardeur, il n’avait pu se résoudre à reculer et s’était avancé jusqu’au grand saule du bord de la rivière ; mais que là, perdant ses bottes et sentant la terre descendre sous ses pieds, il avait dû revenir et faire le tour des marais, pour reprendre la piste à la sortie. Malheureusement, comme les marais du Losser ont trois bonnes lieues de tour, et qu’on ne peut marcher vite lorsqu’on cherche une trace dans les joncs et dans les roseaux, cette course avait pris cinq heures à Rébock, et ce n’est que de l’autre côté, dans les bruyères de Hasenbrück, qu’il avait eu le bonheur de retrouver sa piste, montant à la roche des Trois-Épis.

Une circonstance qui surprit surtout Honeck, c’est que le veneur ajouta qu’ayant rencontré sur sa route un feu de bûcherons, il avait remarqué que l’animal, au lieu de fuir comme toutes les bêtes des bois, s’était arrêté dans les environs, qu’il en avait fait le tour, que ses longues pattes étaient partout marquées dans le sable, avec les grosses semelles et les sabots des bûcherons, et que finalement il s’était même arrêté à deux pas du brasier, chose facile à reconnaître à la profondeur des empreintes.

« Es-tu sûr, demanda Honeck, que le feu brûlait ?

— J’ai posé la main sur la cendre, répondit Rébock, elle était chaude, et, comme l’animal devait être arrivé longtemps avant moi, le feu brûlait et fumait sans doute encore lorsqu’il s’est arrêté.

— C’est étrange, s’écria Honeck, tout à fait étrange ! »

Et, il avait bien raison de s’étonner, car les plus terribles animaux des bois ont peur du feu ; celui-ci donc devait être plus terrible que les autres.

Enfin Rébock dit qu’en suivant toujours cette piste, il était arrivé vers sept heures du soir sur le plateau de la roche des Trois-Épis, et, qu’après de longues recherches dans les ronces, il avait découvert la retraite de l’animal, laquelle n’était qu’une véritable caverne, basse et profonde, sous les rochers. Il n’avait osé se hasarder d’y entrer, disant que, d’après les griffes de la bête, il aurait été déchiré tout de suite si par malheur elle s’était trouvée dans son trou, ce que maître Zaphéri comprit très-bien.

Voilà ce que raconta Rébock, et l’on peut s’imaginer si maître Honeck, à la veille de sa grande chasse, fut content d’apprendre une pareille nouvelle.

« C’est bon, dit-il en se levant, c’est très-bon. Je vais voir tout cela. Tu ne diras rien à personne de ces choses, Rébock. Si c’est une bête de haute vénerie comme l’ours, le sanglier ou le cerf, nous donnerons dessus. Mais il faut laisser au comte le plaisir de la surprise ; il faut que tout le monde soit étonné, que tous les margraves, burgraves et landgraves aient le nez long d’une aune, et qu’on raconte jusqu’en Suisse que nous avons du gibier qu’on ne trouve nulle part ailleurs.

— Soyez tranquille, maître Honeck, répondit Rébock, vous savez que je ne dis jamais rien ; pourvu que mes chefs soient contents, je ne m’inquiète pas du reste. »

Alors il alla prendre quelques heures de repos, et Zaphéri se mit tout de suite en route. Il resta dehors toute la journée. Ce n’est qu’à la nuit close, entre huit et neuf heures, qu’il débouchait du bois et s’avançait vers le Veierschloss.

Non-seulement il avait reconnu l’exactitude du rapport de Rébock, mais lui-même venait de découvrir une foule de nouvelles preuves que l’animal différait des autres animaux de la montagne par ses haltes, ses retraites, ses ruses, ses habitudes et ses instincts. Quel était cet être ? D’où venait-il ? Comment n’avait-on jamais su qu’il vivait dans le Hôwald ? Comment avait-il pu, pendant plusieurs années, exercer ses ravages et satisfaire sa voracité