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LES BOHÉMIENS

des fourches et des pioches. Mais où courir dans la nuit ?

— Du côté de la Roche-Creuse, s’écria Lœrich, je les ai vus là-bas, comme j’ouvrais la fenêtre… je les ai vus dans l’orage. »

Tout le monde allait sortir, lorsque Zacharias Mutz, le maître d’école, — sa longue figure jaune toute défaite, et son grand tricorne penché sur la nuque, laissant couler l’eau le long de son échine comme d’une gouttière, — entra tenant une lanterne éteinte. Il grelotait et son menton tremblotait d’épouvante. Après avoir posé sa lanterne sur la table, il leva sa grande main sèche, les doigts écarquillés, ouvrant la bouche jusqu’aux oreilles, comme pour parler ; mais sa langue s’agitait sans produire aucun son.

Il barrait le passage, et derrière lui le forgeron Klipfel, le vieux berger Péters, et Mathias Zâan, le secrétaire de la mairie, se tenaient dans l’ombre, où l’on ne distinguait que leur pâleur.

« Eh bien ! s’écria Lœrich, ôtez-vous donc de là ; vous voyez bien que nous sortons. »

Alors le vieux maître d’école, faisant un effort, dit :

« L’orage n’est rien, monsieur le maire, ni les éclairs, ni le tonnerre ; c’est la pensée du Seigneur qu’il faut considérer en ceci, c’est l’esprit des ténèbres qu’il faut craindre. »

Lœrich, se rappelant aussitôt la peur qu’il avait eue d’être sourd et aveugle, répondit d’un ton plus calme :

« De quoi parlez-vous donc, Zacharias ? Nous ne sommes pas des impies, nous savons bien que Dieu fait ces orages.

— Monsieur le maire, reprit le maître d’école, vous n’ignorez pas, — non plus que vous autres, membres du conseil municipal et dignitaires de cette commune, — qu’autrefois le Seigneur, indigné contre le roi d’Égypte, qui voulait retenir les fils d’Israël, envoya sur son peuple dix plaies consistant principalement en sauterelles, en grenouilles, en puces et autres insectes de toute sorte ; et que finalement l’ange exterminateur tua tous les aînés du pays, sans épargner ceux des animaux, ni le propre fils de Pharaon. Vous savez ces choses ! Eh bien ! ce qui s’accomplit alors arrive encore aujourd’hui : cet orage est un signe de la colère du ciel, parce que nous avons enfermé les bohémiens dans la halle. »

Lœrich, en entendant cela, bien loin de se soumettre, entra dans une violente colère :

« Est-ce donc là, s’écria-t-il, ce que vous enseignez à nos enfants ? Est-ce que ces zigeiners sont les fils de Dieu ? Ôtez-vous… ôtez-vous de mon chemin… Vous me faites honte ! »

Il sortit, et tous les assistants le suivirent, Zacharias Mutz resta seul derrière avec sa lanterne éteinte.

Tout le village partit à la poursuite des bohémiens, Hans Lœrich en tête. Mais c’est en cette nuit que la droite du Seigneur, étendue sur les zigeiners, fut visible pour tout le monde.

L’orage, après avoir dépassé Hirschland, montait dans les bois du Reethâl, et là fauchait les arbres à coups d’éclairs, avec un bruit terrible. Le vallon au-dessous en devenait tout bleu de seconde en seconde, et l’on voyait les herbes, les haies, les sillons, les chemins, et tout au loin la rivière, comme peints dans le feu du ciel.

Si l’avarice n’avait pas possédé les membres du conseil municipal, ils auraient reconnu les signes de la volonté du Seigneur dans ces choses ; mais on peut dire qu’ils étaient sourds et aveugles, car tous couraient ensemble, criant d’une voix furieuse :

« Assommons-les !… Exterminons-les !… »

Ils levaient leurs triques et montraient de loin leurs fourches aux zigeiners, qui se sauvaient d’autant plus vite : les femmes avaient retroussé leurs robes, les enfants galopaient comme des écureuils ; les plus petits, dans leurs sacs, regardaient en allongeant le cou, les garçons chassaient les bêtes, et le vieux lui-même, malgré ses rides innombrables et son air de patriarche, avait rattrapé ses jambes et les allongeait comme des échasses. Hans Lœrich, voyant ses plus belles chèvres et plusieurs de ses brebis dans leur troupeau, bégayait :

« Il faut tous les noyer dans la Lauter… Dépêchons-nous ! »

Au lieu de prendre le sentier qui tourne dans les bruyères, il traversait les blés, les avoines, la navette, pour couper au court, et la moitié de Hirschland le suivait, sans considérer la perte des récoltes.

On sifflait les chiens ; mais ces animaux, effrayés par le tonnerre et les éclairs, restaient tranquillement au fond de leurs niches, et cela fut cause que les zigeiners arrivèrent sains et saufs au bord de la Lauter, et qu’ils la traversèrent un à un sur le grand sapin qui sert de passerelle, à l’embranchement des Trois-Fontaines.

La rivière, grossie par l’orage, touchait déjà l’arbre en bouillonnant, malgré cela les femmes, avec leur nichée d’enfants sur le dos, n’avaient pas peur ; elles faisaient même défiler les chèvres, pendant que les garçons portaient les brebis en travers des épaules, et