Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/603

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gauche sortait du soulier crevassé par la pluie. Il se rappela de plus que ce misérable, appelé Melchior, avait fait jadis de la musique, et qu’on l’avait pendu pour avoir assommé avec sa cruche l’aubergiste du Mouton d’or, qui lui réclamait un petit écu de convention.

La musique de ce pauvre diable l’avait autrefois profondément ému. Elle était fantasque, et l’élève de maître Albertus enviait le bohème ; mais en ce moment, revoyant la figure du gibet, ses haillons agités par le vent des nuits, et les corbeaux volant tout autour avec de grandes clameurs, il se sentit frissonner ; et sa peur augmenta beaucoup, lorsqu’il découvrit, au fond de la soupente, contre la muraille, un violon surmonté de deux palmes flétries.

Alors il aurait voulu fuir, mais dans le même instant la voix rude de l’hôte frappa son oreille :

« Éteignez donc la lumière ! criait-il. Couchez-vous, je vous ai dit de prendre garde au feu !

Ces paroles glacèrent Karl d’épouvante, il s’étendit sur la grande paillasse et souffla la lumière. Tout devint silencieux.

Or, malgré sa résolution de ne pas fermer l’œil, à force d’entendre le vent gémir, les oiseaux de nuit s’appeler dans les ténèbres, les souris trotter sur le plancher vermoulu, vers une heure du matin, Hâfitz dormait profondément, quand un sanglot amer, poignant, douloureux, l’éveilla en sursaut. Une sueur froide couvrit sa face.

Il regarda et vit dans l’angle du toit un homme accroupi : c’était Melchior le pèndu ! Ses cheveux noirs tombaient sur ses reins décharnés, sa poitrine et son cou étaient nus. On aurait dit, tant il était maigre, le squelette d’une immense sauterelle : un beau rayon de lune, entrant par la petite lucarne, l’éclairait doucement d’une lueur bleuâtre, et tout autour pendaient de longues toiles d’araignée.

Hâfitz, silencieux, les yeux tout grands ouverts, la bouche béante, regardait cet être bizarre, comme on regarde la mort debout derrière les rideaux de son lit, quand la grande heure est proche.

Tout à coup le squelette étendit sa longue main sèche et saisit le violon à la muraille ; il l’appuya contre son épaule, puis, après un instant de silence, il se prit à jouer.

Il y avait dans sa musique, il y avait des notes funèbres comme le bruit de la terre croulant sur le cercueil d’un être bien aimé, solennelles comme la foudre des cascades traînée par les échos de la montagne, majestueuses comme les grands coups de vent d’automne au milieu des forêts sonores, et parfois tristes… tristes comme l’incurable désespoir. — Puis, au milieu de ces sanglots, se jouait un chant léger, suave argentin, comme celui d’une bande de gais chardonnerets voltigeant sur les buissons fleuris. Ces trilles gracieux tourbillonnaient avec un ineffable frémissement d’insouciance et de bonheur, pour s’envoler tout à coup, effarouchés par la valse, folle, palpitante, éperdue : — amour, joie, désespoir, tout chantait, tout pleurait, ruisselait pêle-mêle sous l’archet vibrant !

Et Karl, malgré sa terreur inexprimable, étendait les bras et criait :

« O grand… grand… grand artiste !… O génie sublime !… Oh ! que je plains votre triste sort… Être pendu !… pour avoir tué cette brute d’aubergiste, qui ne connaissait pas une note de musique… Errer dans les bois au clair de lune… N’avoir plus de corps et un si beau talent… Oh ! Dieu !…

Mais comme il s’exclamait de la sorte, la voix rude de l’hôte l’interrompit :

« Hé ! là-haut, vous tairez-vous, à la fin ? Êtes-vous malade, ou le feu est-il à la maison ? »

Et des pas lourds firent crier l’escalier de bois, une vive lumière éclaira les fentes de la porte, qui s’ouvrit d’un coup d’épaule, laissant apparaître l’aubergiste.

« Ah ! herr wirth, cria Hâfitz, herr wirth, que se passe-t-il donc ici ? D’abord une musique céleste m’éveille et me ravit dans les sphères invisibles, puis voilà que tout s’évanouit comme un rêve. »

La face de l’hôte prit aussitôt une expression méditative.

« Oui, oui, murmura-t-il tout rêveur, j’aurais dû m’en douter… Melchior est encore venu troubler notre sommeil… Il reviendra donc toujours !… Maintenant notre repos est perdu ; il ne faut plus songer à dormir.—Allons, camarade, levez-vous. Venez fumer une pipe avec moi. »

Karl ne se fit pas prier, il avait hâte d’aller ailleurs. Mais quand il fut en bas, — voyant que la nuit était encore profonde, — la tête entre les mains, les coudes sur les genoux, longtemps il resta plongé dans un abîme de méditations douloureuses. L’hôte venait de rallumer le feu ; il avait repris sa place sur la chaise effondrée au coin de l’âtre, et fumait en silence.

Enfin le jour grisâtre parut, il regarda par les petites fenêtres ternes ; puis le coq chanta, les poules sautèrent de marche en marche.

« Combien vous dois-je ? demanda Karl en