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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

Grédel venait de servir les remit de bonne humeur. Avant que Mathéus et Coucou Peter eussent pris place, ils étaient assis autour de la table, la serviette au cou, et quand les convives furent rangés et que le ministre, d’une voix solennelle, remercia le Seigneur de tant d’excellentes choses qu’il avait mises au monde pour ses enfants, ce fut un plaisir de les entendre crier tous à la fois : « Amen ! »

Le souper se passa gaiement. Tout le monde avait bon appétit ; Grédel servait les enfants, Coucou Peter remplissait les verres et portait la santé tantôt de maître Frantz, tantôt de maître Schweitzer. L’illustre philosophe célébrait la pérégrination des âmes, et M. le pasteur faisait l’éloge de sa progéniture avec une tendre bienveillance : Fritz devait être ministre, il n’aimait que la Bible, c’était un enfant plein d’intelligence ; Wilhelm avait les plus heureuses dispositions pour le commerce, et Ludwig ne pouvait manquer de devenir général, car il jouait du fifre du matin au soir. Mathéus ne voulait pas contredire les opinions philosophiques de son hôte ; mais il pensait que tous indistinctement appartenaient à la famille des pingouins, remarquables par leurs ailes courtes, leur gros ventre et leur gourmandise.

Ce fut une bien douce satisfaction pour l’illustre philosophe de voir se confirmer ses prévisions quand arriva le dessert ; ces petits êtres se mirent alors à manger de la crème, des gâteaux et de la tarte avec une avidité surprenante : Fritz croquait des noisettes, Wilhelm fourrait des raisins dans sa poche, et le petit Ludwig buvait le vin de Grédel, chaque fois qu’elle tournait la tête pour sourire à Coucou Peter.

À la fin du repas, M. le pasteur se fit apporter sa pipe d’écume, et, tout en prêtant l’oreille aux discours de maître Frantz, qui lui demandait le temple pour annoncer sa doctrine, il l’alluma ; puis, reculant son fauteuil, il lança quelques bouffées en l’air dans une douce quiétude et répondit :

« Illustre philosophe, vous êtes possédé d’une ardeur philosophique vraiment touchante, et je me ferais un véritable plaisir de vous rendre service. Quant au temple, il n’y faut pas songer ; je ne puis me susciter à moi-même pour adversaire un foudre d’éloquence tel que vous ; ce serait trop exiger de la faiblesse humaine ; mais, grâce au ciel, nous avons à Saverne un casino, c’est-à-dire un lieu de réunion pour l’élite de la société. On y trouve des avocats, des juges, des procureurs, tous gens instruits, qui ne demanderont pas mieux que de vous entendre et de profiter de vos lumières. Si vous le désirez…

— Monsieur le pasteur, interrompit Mathéus en se levant, c’est l’Être des êtres lui-même qui vous inspire la pensée de me conduire en ce lieu. Il n’y a pas une minute à perdre ; depuis trop longtemps l’univers gémit dans le doute et l’incertitude.

— Un peu de calme, illustre philosophe, reprit le pasteur. D’abord, il serait bon de cirer vos bottes ; je sais bien qu’un esprit supérieur n’entre pas dans ces détails vulgaires, mais des bottes cirées ne peuvent pas nuire à votre éloquence. En outre, Grédel va donner un coup de brosse à votre habit, afin de vous conformer aux bienséances oratoires que recommande Cicéron ; alors j’espère avoir fumé ma pipe, et nous partirons à la grâce de Dieu ! »

Ces considérations judicieuses décidèrent Mathéus à modérer son impatience. Coucou Peter lui mit la robe de chambre et les pantoufles du pasteur ; Grédel courut cirer ses bottes et brosser sa grande capote brune ; maître Frantz lui-même se plaça devant le miroir et se fit la barbe, comme il en avait l’habitude au Graufthal ; enfin, ayant mis dans la chambre voisine une chemise blanche et terminé tous ses préparatifs, l’illustre philosophe et M. le pasteur s’acheminèrent ensemble vers le casino.

Coucou Peter, qui restait près de Grédel, les suivit jusqu’à la porte une chandelle à la main, et leur souhaita toutes sortes de prospérités.


XVIII


Maître Frantz, en remontant l’antique rue des Capucins, éprouvait une véritable jouissance d’avoir changé de chemise et de s’être fait la barbe ; son esprit était plein d’arguments invincibles, et la lune marchait en quelque sorte devant lui pour le conduire au casino.

Un murmure confus annonçait que la petite chapelle de Saint-Jean était remplie de fidèles ; aucun autre bruit ne s’entendait dans la rue ; toutes les femmes étaient à l’église et les hommes au cabaret.

Maître Frantz et le pasteur marchèrent quelque temps en silence, respirant avec bonheur l’air frais du soir, si doux après un bon repas ; regardant ces lueurs rapides qui s’échappent d’une porte entrouverte et refermée aussitôt, une lanterne errant dans les ténèbres, une ombre apparaissant derrière les vitres étincelantes d’upe fenêtre, enfin ces vagues accidents