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le talion.

Je me couchai, mais il me fut impossible de fermer l’œil ; j’entendais ces soupirs, ces longs soupirs de la victime, puis l’éclat de rire de l’assassin !

« Assassiner sur la grand’route, le pistolet au poing, me disais-je, c’est affreux sans doute ; mais assassiner d’un mot, sans danger !… »

Au dehors, le siroco s’était élevé : il se démenait dans la plaine avec des gémissements lugubres, apportant jusqu’à la cime du roc le sable et le gravier du désert.

Du reste, la violence même des sensations qui venaient de m’agiter me faisait éprouver un besoin de sommeil presque invincible. L’effroi seul me tenait éveillé. Je me représentais le grand Castagnac en chemise, penché hors de sa fenêtre, le cou tendu, suivant du regard sa victime jusque dans les profondeurs ténébreuses du précipice, et cela me glaçait le sang.

« C’est lui ! me disais-je, c’est lui !… S’il se doutait que j’étais là !… »

Alors il me semblait entendre les planches du corridor crier sous un pas furtif, et je me levais sur le coude, la bouche entr’ouverte, prêtant l’oreille.

Cependant le besoin de repos finit par l’emporter, et, vers trois heures, je m’endormis d’un sommeil de plomb.

Il était grand jour quand je m’éveillai ; le coup de vent de la nuit était tombé, le ciel pur et le calme si profond, que je doutai de mes souvenirs ; je crus avoir fait un vilain rêve.

Chose étrange, j’éprouvais une sorte de crainte à vérifier mes impressions. Je descendis remplir mon service, et ce n’est qu’après avoir visité toutes mes salles, examiné longuement chaque malade, que je me rendis enfin chez Dutertre.

Je frappe à sa porte ; point de réponse !… J’ouvre ; son lit n’est pas défait. J’appelle les infirmiers, j’interroge ; je demande où est le lieutenant Dutertre ; personne ne l’avait vu depuis la veille au soir.

Alors, recueillant tout mon courage, j’entrai dans la chambre de Castagnac.

Un rapide coup d‘œil vers la fenêtre m’apprit que deux vitres étaient brisées ; je me sentis pâlir, mais, reprenant aussitôt mon sang-froid :

« Quel coup de vent cette nuit ! m’écriai-je ; qu’en dites-vous, lieutenant ? »

Lui, tranquillement assis, les coudes sur la table, sa longue figure osseuse entre les mains, faisait mine de lire sa théorie. Il était impassible, et, levant sur moi son morne regard :

« Parbleu ! fit-il en m’indiquant la fenêtre, deux vitres défoncées ; rien que ça, hé ! hé ! hé !

— Il paraît, lieutenant, que cette chambre est plus exposée que les autres, ou peut-être aviez-vous laissé la fenêtre ouverte ? »

Une contraction musculaire imperceptible brida les joues du vieux soudard.

« Ma foi non, dit-il en me regardant d’un air étrange, elle était fermée.

— Ah ! »

Puis m’approchant pour lui prendre le pouls :

— Et la santé, comment va-t-elle ?

— Mais pas mal.

— En effet… il y a du mieux… Un peu d’agitation… D’ici quinze jours, lieutenant, vous serez rétabli… je vous le promets… Seulement, alors, tâchez de vous modérer… plus de poison vert… ou sinon… prenez-y bien garde ! »

Malgré le ton de bonhomie que je m’efforçais de prendre, ma voix tremblait. Le bras du vieux scélérat, que je tenais dans la main, me produisait l’effet d’un serpent. J’aurais voulu fuir. Et puis cet œil fixe, inquiet, qui ne me quittait pas… c’était horrible !

Pourtant je me contins.

Au moment de sortir, revenant tout à coup comme pour réparer un oubli :

« À propos, lieutenant, Dutertre n’est pas venu vous voir ? »

Un frisson passa dans ses cheveux gris.

« Dutertre ?

— Oui… il est sorti… il est sorti depuis hier… on ne sait ce qu’il est devenu… Je supposais…

— Personne n’est venu me voir, fit-il avec une petite toux sèche, personne ! »

Il reprit son livre, et moi je refermai la porte, convaincu de son crime comme de la lumière du jour.

Malheureusement, je n’avais pas de preuves.

« Si je le dénonce, me disais-je en regagnant ma chambre, il niera, c’est évident ; et s’il nie, quelle preuve pourrai-je donner de la réalité du fait ?… aucune !… Mon propre témoignage ne saurait suffire. Tout l’odieux de l’accusation retombera sur ma tête, et je me serai fait un ennemi terrible. »

D’ailleurs les crimes de ce genre ne sont pas prévus par la loi. En conséquence, je résolus d’attendre, de surveiller Castagnac sans en avoir l’air, persuadé qu’il finirait par se trahir. Je me rendis chez le commandant de place, et je lui signalai simplement la disparition du lieutenant Dutertre.

Le lendemain, quelques Arabes arrivant au marché de Constantine avec leurs ânes chargés de légumes, dirent qu’on voyait, de la route