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LE TALION.

« J’en étais sûre ! s’écria-t-elle. Oui, quand la négresse est venue m’apprendre le malheur je lui ai dit : « Aïssa, c’est lui qui a fait le coup… C’est lui ! Oh ! le misérable !… »

Et comme je la regardais tout stupéfait, ne sachant ce qu’elle voulait dire, elle s’approcha de moi et me dit à voix basse :

« Mourra-t-il ?… Croyez-vous qu’il mourra bientôt ?… Je voudrais le voir découper ! »

Elle m’avait saisi par le bras et me regardait jusqu’au fond de l’âme. Je n’oublierai jamais la pâleur mate de cette tête, ces grands yeux noirs écarquillés, ces lèvres frémissantes.

« De qui parlez-vous donc, Fatima ? lui dis-je tout ému, expliquez-vous ; je ne vous comprends pas.

— De qui ? de Castagnac !… Vous êtes Taleb à l’hôpital… Eh bien ! donnez-lui du poison.

C’est un brigand : — il m’a forcée d’écrire à l’officier de venir ici ; moi, je ne voulais pas. Et pourtant ce jeune homme me poursuivait depuis longtemps ; mais-je savais que Castagnac avait une mauvaise idée contre lui. Alors, comme je refusais, il m’a menacée de sortir de l’hôpital pour venir me battre, si je n’écrivais pas tout de suite. Tenez, voici sa lettre. Jo vous dis que c’est un brigand !… »

Il me répugne, mes chers amis, de vous répéter tout ce que la Mauresque m’apprit sur le compta de Castagnac. Elle me raconta l’histoire de leur liaison : après l’avoir séduite, il l’avait corrompue, et, depuis deux ans, le misérable exploitait le déshonneur de cette malheureuse ; non content de cela, il la battait ! Je sortis de chez Fatima le cœur oppressé. Sidi Houmaïum m’attendait à la porte ; nous redescendîmes la ruelle de Suma.

« Prenez garde, me dit le coulouglis en m’observant du coin de l’œil, prenez garde, seigneur Taleb, vous êtes bien pâle, le mauvais ange plane sur votre tête !… »

Je serrai la main de ce brave homme et je lui répondis :

« Ne crains rien ! »

Ma résolution était prise ; sans perdre une minute, je montai à la Kasba ; j’entrai dans rhôpital et je frappai à la porte de Castagnac.

« Entrez ! »

Il paraît que l’expression de ma figure n’annonçait rien de bon ; car, en m’apercevant, il se leva tout interdit.

« Tiens, c’est vous ! fit-il en s’efforçant de sourire ; je ne vous attendais pas. »

Pour toute réponse, je lui montrai la lettre qu’il avait écrite à Fatima.

Il pâlit, et l’ayant regardée quelques secondes, il voulut se précipiter sur moi ; mais je l’arrêtai d’un geste.

« Si vous faites un pas, lui dis-je en portant la main à la garde de mon épée, je vous tue comme un chien !… Vous êtes un misérable. Vous avez assassiné Dutertre. J’étais à l’amphithéâtre, j’ai tout entendu… Ne niez pas ! Votre conduite envers cette femme est odieuse. Un officier français descendre à un tel degré d’infamie !… Écoutez : je devrais vous livrer à la justice, mais votre déshonneur ( rejaillirait sur nous tous. S’il vous reste un peu de cœur, tuez-vous !… Je vous accorde jusqu’à demain. Demain, à sept heures, si je vous retrouve vivant, je vous conduirai moi-même chez le commandant de place. »

Ayant dit ces choses, je me retirai sans attendre sa réponse, et je courus donner ordre à la sentinelle d’empêcher le lieutenant Castagnac de sortir de l’hôpital sous aucun prétexte ; je recommandai de même une surveillance toute spéciale au concierge, le rendant responsable de ce qui pourrait survenir en cas de négligence ou de faiblesse ; puis je m’acheminai tranquillement vers la pension, comme si de rien n’était. J’y fus même plus gai que d’habitude et je prolongeai mon diner jusqu’après huit heures.

Depuis que le crime de Castagnac m’était prouvé matériellement, je me sentais impitoyable : Raymond me criait vengeance !

Après le dîner, je me rendis chez un marchand de résine ; j’y fis l’acquisition d’une torche poissée, telle que nos spahis en portent dans leurs carrousels de nuit ; puis, rentrant à l’hôpital, je descendis directement à l’amphithéâtre, ayant soin d’en fermer la porte à double tour.

La voix du muetzin annonçait alors la dixième heure, les mosquées étaient désertes, la nuit profonde.

Je m’assis en face d’une fenêtre, respirant les tièdes bouffées de la brise, et m’abandonnant aux rêveries qui m’étaient si chères autrefois. Que de souffrances, que d’inquiétudes j’avais éprouvées depuis quinze jours ; toute mon existence passée ne m’en offrait pas de semblables ; il me semblait être échappé des griffes de l’esprit des ténèbres et jouir de ma liberté reconquise.

Le temps s’écoulait ainsi ; déjà la ronde avait deux fois relevé les sentinelles, quand tout à coup des pas rapides, furtifs, se firent entendre dans l’escalier. Un coup sec retentit à la porte.

Je ne répondis pas

Une main fébrile chercha la clef.