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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

pense que les peuples sont frappés d’un aveuglement funeste, et je dirai même légitime ; car s’ils sont aveugles, c’est par leur propre faute ! En vain nous avons essayé de faire entendre à leurs oreilles la voix de la justice. En vain nous avons essayé l’éloquence et la persuasion pour attendrir les cœurs. En vain nous avons fait le sacrifice de nos plus chères affections, nous avons quitté le toit de nos pères, nos amis, nos… »

Mais il ne put achever ; son cœur, se gonflant de plus en plus par l’énumération de ces calamités, finit par étouffer sa voix, et s’affaissant au bord de la table, il fondit en larmes.

En ce moment Kasper Müller, qui venait de fermer sa brasserie, car il était onze heures, entra dans la chambre, tenant une bouteille de vieux wolxheim de chaque main. Il fut frappé de cette désolation.

« Mon Dieu ! s’écria-t-il, debout sur le seuil, que se passe-t-il donc ? moi qui venais trinquer avec un vieil ami de mon père, je trouve tout le monde consterné ! »

Coucou Peter lui fit place et lui raconta ce qui venait de se passer.

« Comment ! ce n’est que cela ? dit Kasper Müller, êtes-vous donc arrivé à votre âge sans connaître les hommes, mon cher monsieur ? Ah ! s’il me fallait pleurer sur tous les coquins auxquels j’ai rendu service et qui m’ont payé d’ingratitude, j’en aurais pour six mois ! Allons… allons, remettez-vous, que diable ! vous êtes au milieu de bons et sincères amis, ce n’est pas le moment de répandre des larmes. Voyons… buvez un coup : ce vieux wolxheim vous rendra courage ! »

En parlant ainsi, il emplissait les verres et portait la santé de l’illustre philosophe.

Mais Frantz Mathéus était trop affecté pour se laisser consoler aussi vite : malgré l’excellence du vieux wolxheim, malgré les bonnes paroles de son hôte et les encouragements de Coucou Peter, une vague tristesse restait toujours au fond de son âme. Ce ne fut que plus tard, lorsque Kasper Müller le mit sur le chapitre du bon vieux temps, qu’il parut se ranimer. Avec quel charme le bon vieillard retraça les physionomies d’autrefois, la simplicité des mœurs, l’affectueuse cordialité des anciens habitants de Strasbourg, la vie naïve et patriarcale de la famille ! On voyait que toutes ses affections, toute son âme, tout son cœur se réfugiaient dans ce passé lointain.

Coucou Peter, le coude sur la table, fumait gravement sa pipe, Kasper Müller souriait aux récits du bonhomme, et Charlotte, assise derrière le fourneau, dormait malgré elle ; sa tête s’inclinait lentement… lentement… puis se relevait par intervalles.

Il était bien une heure lorsque Kasper Müller prit congé de son hôte ; alors mademoiselle Charlotte, à moitié endormie, conduisit Coucou Peter dans une chambre voisine et put enfin se reposer de ses fatigues.

Maître Frantz, resté seul, souleva le rideau de la fenêtre, et, pendant quelques minutes, il contempla les rues désertes et silencieuses de la ville, les réverbères près de s’éteindre, la lune répandant sa pâle lumière sur les cheminées… et je ne sais quel sentiment d’abandon et de tristesse s’empara de son âme : il lui semblait être seul au monde !

Enfin il se coucha en murmurant une prière, et, s’étant endormi, la belle vallée du Graufthal lui fut rendue : il entendait le vague frisson du feuillage, et le merle noir chanter sous les sombres colonnades des sapins.

C’était un beau rêve !


XXII


Les cris des marchands de légumes éveillèrent Frantz Mathéus de grand matin. Déjà les brouillards du Rhin couvraient la ville, de lourdes voitures ébranlaient le pavé.

Quelle différence avec son petit hameau du Graufthal, si calme, si paisible dans sa vallée de sapins ! À peine le vague murmure du feuillage, le gazouillement des oiseaux, les causeries joyeuses des commères sur le seuil de leurs maisonnettes troublaient-ils son repos matinal ! Comme les moindres soupirs, le plus léger bruit s’entendaient bien là-bas au milieu du silence ! Qu’il était doux de rêver au grand Démiourgos, en attendant que la bonne vieille Martha vint vous apporter vos pantoufles !

Longtemps l’illustre philosophe, le coude sur l’oreiller, se représenta ce bonheur domestique, ces paysages si calmes de la montagne, les petits sentiers fuyant sous les bruyères, le doux murmure de la Zinsel dans son lit sablonneux ; puis le pêcheur remontant le cours de la rivière, sa grande perche et son large filet sur l’épaule ; le braconnier trempé de rosée, rentrant au petit jour, sa carabine sous le bras ; le bûcheron dans sa hutte fumeuse, sa hachette à la cemture. Jean Claude Wachtmann lui-même, avec son petit tricorne et son grand nez, lui paraissait alors un être privilégié de la nature, jouissant d’un bonheur immense, incalculable. Tandis que lui, pauvre exilé, sans feu ni lieu, repoussé de toutes parts, n’ayant