Page:Espinas - La Philosophie sociale du XVIIIe siècle et la Révolution.djvu/73

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de lettres, cette heureuse vie qu’ils avaient contre tout espoir obtenue pour eux, ils la souhaitaient pour les autres et s’apitoyaient à l’envi sur le sort des déshérités. D’ailleurs il y avait à côté des progrès accomplis, et bien que les conditions de la vie fussent améliorées pour beaucoup, d’indignes abus et d’affreuses misères. En Angleterre plus que partout ailleurs, les faibles étaient écrasés. Ainsi naquit l’Utopie de Morus, accueillie avec applaudissement par Erasme.

Morus est un chrétien qui, au. moment où il écrivit l’Utopie, avait rationalisé le dogme et n’en avait conservé qu’une sorte de théologie naturelle. Dieu est bon, dit-il ; il veut le bonheur des hommes, et de tous les hommes également. Seulement ce bonheur (et c’est ici une première nouveauté du système), n’est pas, dans la pensée de Morus, un bonheur ultra-terrestre ; il ne s’agit plus du salut ; il s’agit d’un minimum de souffrances et d’un maximum de satisfactions dans cette vie. Maintenant, comment la volonté de Dieu sera-t-elle réalisée ? Comment un bonheur égal sera-t-il assuré à tous ? Voici une seconde nouveauté. C’est à ce moment que se constituaient définitivement les premières nations de l’Europe. La royauté s’élevait au-dessus des pouvoirs féodaux de toute la hauteur d’une institution divine. La religion monarchique allait atteindre son apogée ; on s’agenouillait en Angleterre sur le passage des rois et des reines. Partout un besoin, inconscient, mais impérieux, d’ordre, d’unité, d’uniformité, de stabilité, inclinait les esprits vers une centralisation énergique du pouvoir. Morus est amené inévitablement à charger le souverain de réaliser le plan de Dieu en assurant le bonheur par l’égalité. Mais comment l’égalité peut-elle subsister un seul instant, si les possessions sont inégales ? Le souverain (conseil ou roi, cela importe relativement peu à Morus ; il est si peu hostile à