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LECONTE DE LISLE

en « manchy », sorte de palanquin porté par huit noirs vigoureux se relayant quatre par quatre, pour assister à la messe dans l’église de Saint-Paul. L’adolescent, timide et sauvage, épiait de loin, pendant l’office, « un léger chapeau de paille à roses blanches et à rubans cerise, qui se tenait incliné sur un livre » ; et quand ce chapeau se relevait, il demeurait immobile, pâle, inondé de joie et de frayeur, et il pleurait. Il était amoureux, « et amoureux de la plus délicieuse peau orangée qui fût sans doute sous la zone torride ! amoureux de cheveux plus noirs et plus brillants que l’aile d’un martin de la montagne ! amoureux de grands yeux plus étincelants que l’étoile de mer qui jette un triple éclair sous la houle du récif… ! » Un jour, étant à cheval, il croisa, sur les routes de la montagne, le léger manchy aux rideaux de batiste. Comme la surprise et l’émotion le clouaient sur place, lui et sa monture, barrant l’étroit chemin, « les noirs prirent le parti de déposer le manchy à terre et d’avertir leur maîtresse qu’un jeune blanc les empêchait d’avancer ». Hélas ! quelles paroles sortirent alors du manchy : il devait s’en souvenir bien longtemps. « Louis, cria une voix aigre, fausse, perçante, saccadée, méchante et inintelligente, Louis, si le manchy n’est pas au quartier dans dix minutes, tu recevras vingt-cinq coups de chabouc ce soir ! » Et le jeune homme indigné, en s’effaçant pour laisser passage, de déclarer solennellement : « Madame, je ne vous aime plus. »

J’ai laissé Leconte de Lisle conter lui-même ce roman de son adolescence, tel qu’il le consigna tout au long, un peu plus tard, dans une nouvelle qui a pour titre : Mon premier amour en prose. Je ne garantis pas que tous les épisodes en soient d’une absolue authenticité. Leconte de Lisle n’était pas homme, même dans sa jeunesse, à livrer ses secrets sans précaution. Il a mêlé ici la fiction et la vérité. La scène finale est bien mélodramatique et nous savons, d’autre part, que, bien qu’elle eût pour mère une quarteronne, Mlle  de Lanux avait non pas une peau orangée, des cheveux brillants comme l’aile du martin et des yeux noirs, mais des yeux bleus, des cheveux blonds et le teint rose. Et ce que l’histoire ne dit pas, ce qui fut très probablement la première grande douleur de Leconte de Lisle, elle mourut préma-