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LA NATURE

Elle se plonge dans une adoration muette ; elle s’absorbe dans la beauté de l’univers ; et, par une pente insensible, elle glisse, comme dans un sommeil longtemps attendu, à l’anéantissement.

À ce terme, la nature nous achemine encore par une autre voie. De la contemplation de ses tableaux les plus magnifiques surgit, aussi bien que le sentiment de la vie universelle, l’idée de la mort omniprésente. À tout instant la nature enfante des êtres ; à tout instant elle en détruit. Elle est la matrice toujours féconde, et la tombe toujours ouverte. Tout ce qu’elle a produit est voué à la mort, et les astres eux-mêmes n’échappent pas à la loi commune. La lune qui, au-dessus de nos têtes, tend son grand arc d’or, n’est que « le spectre monstrueux » d’un univers défunt :


Autrefois, revêtu de sa grâce première,
Globe heureux d’où montait la rumeur des vivants,
Jeune, il a fait ailleurs sa route de lumière,
Aves ses eaux, ses bleus sommets, ses bois mouvants,
Sa robe de vapeurs mollement dénouées,
Ses millions d’oiseaux chantant par les nuées,
Dans la pourpre du ciel et sur l’aile des vents.
Loin des tièdes soleils, loin des nocturnes gloires,
À travers l’étendue il roule maintenant[1].


Son sort, ce sera un jour le sort de notre globe. Le poète, avec ses yeux qui percent l’avenir, voit déjà « la face de la terre absolument nue ». Plus de villes, plus de forêts sonnantes, plus de mers battues des vents ; plus rien de ce qui fut la vie, la vie des choses ou la vie de l’homme, la vie des corps et la vie de l’esprit :


Tout, tout a disparu, sans écho et sans trace.
Avec le souvenir du monde jeune et beau,
Les sièclesont scellédans le même tombeau
L’illusion divine et la rumeur des races.


Le père des blés, des fleurs et des rosées, la lampe du monde, le soleil, va s’éteindre à son tour ; les astres d’or détachés de sa ceinture, l’un après l’autre, s’engloutiront dans les gouffres de l’étendue.

  1. Poèmes Barbares : Les Clairs de lune.