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LECONTE DE LISLE

interpréter de la sorte le spectacle de l’univers. Seul, Alfred de Vigny avait exprimé une conception jusqu’à un certain point analogue, dans quelques stances de La Maison du Berger. Elles sont assez connues pour qu’il soit superflu de les citer. La Nature en personne, on le sait, fière de sa puissance et de sa pérennité, « impassible » et « sereine », y déclare formellement son indifférence aux vicissitudes des créatures, et confond dans un même dédain les hommes et les fourmis. Vigny, s’il avait l’âme stoïque, n’était pas assez stoïcien pour apporter de bon gré à cette conception du monde, que lui imposait sa raison, une adhésion qui froissait sa sensibilité. Il n’avait donné la parole à la Nature que pour protester de toutes ses forces contre une cruauté dont il était indigné :


C’est là ce que me dit sa voix triste et superbe ;
Et dans mon cœur alors je la hais, car je vois
Notre sang dans son onde et nos morts sous son herbe,
Nourrissant de leurs sucs la racine des bois.
Et je dis à mes yeux qui lui trouvaient des charmes :
Ailleurs tous vos regards, ailleurs toutes vos larmes ;
Aimez ce que jamats on ne verra deux fois.


Son cœur souffre et son imagination se révolte. Tout le vieux levain d’individualisme que, depuis cent ans, les initiateurs et les maîtres du romantisme ont déposé dans les âmes, fermente et bouillonne dans la sienne. Il déteste cette nature méchante et meurtrière ; il n’en veut plus voir la beauté ; il n’a d’yeux que pour l’être unique, précieux, irréparable, qu’elle a créé hier et qu’elle anéantira demain. Combien l’attitude de Leconte de Lisle est plus philosophique ! Si la nature est insensible et indifférente, — et personne n’en est plus convaincu que lui — ce n’est pas une raison pourqu’il s’interdise — ni pour qu’il nous défende — de la regarder et de l’admirer. Au contraire, la fraîcheur qu’elle répand dans les sens, le calme qu’elle insinue dans l’âme ont une vertu bienfaisante les images qu’ont gravées en nous les premières impressions de sa beauté nous accompagnent jusqu’au dernier jour. Les tristesses de notre destinée particulière s’atténuent et se dissolvent dans la contemplation des choses, et, à