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LE PESSIMISME

régulièrement — comme c’est le cas de Leconte de Lisle — le mauvais côté des choses, ce n’est pas de constater qu’il est pessimiste, c’est de savoir pourquoi et jusqu’à quel point il l’a été.

I

On l’a dit bien des fois on naît pessimiste — comme aussi et inversement on naît optimiste — on ne le devient pas. Si on veut remonter jusqu’à la cause initiale et à la raison dernière du pessimisme, il faut en chercher la plus profonde racine dans le caractère même du pessimiste et jusque dans son tempérament, pour autant que de notre organisation physique dépend notre disposition morale. C’est ce qu’à l’occasion on n’a pas manqué de faire. Il y a, dans la littérature du xixe siècle, avant Leconte de Lisle, un cas illustre de pessimisme poétique. C’est celui d’Alfred de Vigny. On a expliqué gravement que s’il était né. triste, comme il le reconnaît lui-même, c’est qu’il était né de parents âgés, le plus faible et le dernier de quatre enfants dont les trois premiers moururent en bas âge, et que s’il fut pessimiste, et que s’il fut infécond, « ce fut faute de vitalité native, de vigueur constitutionnelle, de richesse physique en un mot, ce fut faute de vie[1]. » On accordera volontiers que l’œuvre d’Alfred de Vigny n’est pas très nombreuse ni volumineuse, et que cette œuvre n’est pas gaie. On pourra toutefois se demander si vraiment il y a lieu de taxer d’infécondité un écrivain qui a enrichi de trois ou quatre chefs-d’œuvre la littérature de son siècle. On pourra se demander aussi si l’auteur des Destinées est bien le moraliste désabusé et découragé qu’on nous dépeint d’habitude, et si on ne le qualifie pas de pessimiste surtout parce qu’il n’a pas été optimiste éperdument et avec fracas. En admettant qu’il ait été ce que l’on dit, encore s’agirait-il de savoir jusqu’à quel point il peut être avantageux à la critique littéraire d’emprunter à la médecine et à la pathologie les éléments de ses définitions et les

  1. E. Lauvrière, Alfred de Vigny, sa vie et son œuvre. Paris, 1909 ; p. 374.