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LECONTE DE LISLE

d’impression. Ce souci de l’unité d’impression est tel chez Leconte de Lisle qu’il lui fait plus d’une fois forcer la note. Tous ceux de ses poèmes qui ont trait au Moyen Âge en sont, nous l’avons déjà vu, autant d’exemples et récemment encore, comparant scène par scène, et presque vers par vers, ses Érinnyes avec l’Orestie dont elles prétendent être une adaptation, un critique constatait qu’il avait constamment renchéri sur son modèle en fait de sauvagerie et de violence[1]. Il lui arrive d’être plus eschylien qu’Eschyle, plus grec que les Grecs, et plus barbare que les Barbares.

Il resterait à montrer, en poussant dans le détail, comment dans le style même de ces poèmes on retrouve ce sentiment de l’harmonie et ce souci de l’art. La langue en est d’une extrême richesse, et on en comprend la raison. Ayant, au degré que nous savons, le goût de l’exactitude, de la précision et de la couleur, demandant, d’autre part, ses sujets à tous les temps, à tous les pays, à toutes les civilisations, à toutes les races, il a dû, s’il voulait éviter l’à peu près, la périphrase et le délayage, puiser largement dans le vocabulaire propre à chaque temps, à chaque race ou à chaque pays. Ses descriptions de Bourbon fourmillent de termes empruntés à la faune et à la flore des régions tropicales, ou au langage créole : il n’y est question que de gérofliers et de vétivers, de mangues et de letchis, de martins et de paille-en-queue, de bygailles, de varangues, de bobres, de calaous. Dans ses poèmes orientaux, il parle d’émirs et de kalifes, de fakirs et de houris, de hûka et de santal dans ses poèmes scandinaves, de Jarls, de skaldes, de runes dans ses poèmes égyptiens, de pagne, de nome, de sistre et de nopai dans ses poèmes grecs, de khlamyde, de quadrige, d’hyacinthe, de lotos, de cratères et de canéphores : dans ses récits du Moyen Âge, de moutiers et de nonnes, de sires et de donjons, de hart et d’escarcelle de frocs et de cagoules, d’estrapade et de chevalets. Il est, je crois bien, de tous nos grands poètes, celui dont les vers roulent le plus de mots étrangers à l’usage de notre temps, ou même étrangers à l’usage de la langue

  1. Bernard Latzarus, Leconte de Lisle adaptateur de l’Orestie. Nîmes, 1920.