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LECONTE DE LISLE

comme après la tempête, sous la mer paisible, les cadavres des marins engloutis


… Génie, espérance, amour, force et jeunesse
Sont là, morts, dans l’écume et le sang du combat[1].


Ils sont bien morts, et rien désormais ne pourra les faire revivre :


Ô malheureux crois en ta muette détresse,
Rien ne refleurira, ton cœur ni ta jeunesse,
Au souvenir cruel de tes félicités.
Tourne plutôt les yeux vers l’angoisse nouvelle,
Et laisse retomber dans la nuit éternelle
L’amour et le bonheur que tu n’as point goûtés[2].


Plus l’homme approche du terme fatal, plus le souvenir des jours de la jeunesse lui devient obsédant et cruel. Comme le voyageur arrivé au sommet de la colline, il se retourne et contemple le chemin parcouru, la longue suite d’années qu’il laisse derrière lui. Image bien connue, qui exprime un sentiment bien des fois exprimé. Qui n’a aussitôt à l’esprit la méditation de Bossuet sur la brièveté de la vie, et les comparaisons saisissantes par lesquelles il essaye de peindre le néant d’une vie humaine, en apparence la plus longue et la mieux remplie ? « C’est comme des clous attachés à une longue muraille, dans quelque distance vous diriez que cela occupe bien de la place ; amassez-les, il n’y en a pas pour emplir la main !… C’est bien peu de chose que l’homme, et tout ce qui a une fin est bien peu de chose. » Et c’est aussi ce que pense Leconte de Lisle de l’existence humaine. Mais s’il dit, ou peu s’en faut, les mêmes paroles, il y met un accent tout différent. Tandis que le jeune diacre de 1649, dans cette considération de la vanité de nos bonheurs, puisait le détachement des choses de ce monde, le poète, qui les embrasse et s’y attache éperdument, se désespère, au plus fort de son étreinte, de les sentir s’échapper entre ses doigts :


Ah ! tout cela, jeunesse, amour, joie et pensée,
Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel

  1. Poèmes Barbares : Les Rêves morts.
  2. Ibid. : Requies.