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L’IMPASSIBILITÉ

l’amour, qui est, au gré de Leconte de Lisle, le premier-né et aussi le dernier des dieux, le plus cher, le plus adoré, le plus doux en même temps et le plus cruel, et qui fait payer par des « pleurs sanglants » les « heures de délire » qu’il a accordées d’abord.

Des atteintes de la passion, rien ne peut défendre la victime qui lui est désignée, pas même le rêve d’art et de beauté dans lequel le poète a cru s’enfermer. Il s’était assis en face des dieux, sur la cime antique ; il avait détourné ses regards du monde d’à présent ; il évoquait les âges anciens ; il écoutait l’hymne que la terre chantait au temps de sa jeunesse. Mais, comme de « noirs oiseaux de proie », les passions sesont jetées sur lui ; elles ont enfoui leurs ongles sanglants dans sa chair ; elles l’ont rappelé à la réalité et à la vie[1]. Car l’homme qu’elles déchirent ne meurt pas. Il vit, pour endurer d’incessantes tortures, pour être « rongé de désir et de mélancolie », inquiet et inassouvi. Et quand la passion l’abandonne, quand l’amour se retire de lui, quand les parfums sont consumés, quand le flambeau s’est éteint sur l’autel, de ces moments d’ivresse il ne reste — c’est le poète qui le dit — que tristesse et que remords. Des spectres, aux heures sombres, hantent sa solitude. Ils se dressent devant lui, froids comme des morts, faces livides, mains glacées, dardant sur lui des yeux fixes. Et c’est en vain qu’il implore de ces tristes ombres une parole de tendresse ou de pardon :


Et vous, vers qui montaient mes désirs éperdus,
Chères âmes, parlez, je vous ai tant aimées !
Ne me rendrez-vous plus les biens qui me sont dus ?

Au nom de cet amour dont vous fûtes charmées,
Laissez comme autrefois rayonner vos beaux yeux ;
Déroulez sur mon cœur vos tresses parfumées !

Mais tandis que la nuit lugubre étreint les cieux,
Debout, se détachant de ces brumes mortelles,
Les voici devant moi, blancs et silencieux[2].


Cette passion qui a insinué son venin jusqu’au fond des veines, il faut l’en chasser, ou il faut périr :

  1. Poèmes Antiques : Les Oiseaux de proie.
  2. Poèmes Barbares : Les Spectres.