Page:Estève - Leconte de Lisle, Boivin.djvu/228

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

228
LECONTE DE LISLE

avec un beau courage, il persévéra. Il s’opiniâtra contre la fortune et, à force de suite et de ténacité, il finit, ayant eu la chance de vivre assez longtemps, par prendre sur elle quelques revanches.

Une de ces revanches, ce fut l’avènement de la troisième République. Après 1848, Leconte de Lisle s’était retiré de la politique militante. Mais il avait gardé intacte sa foi républicaine. La journée du 4 septembre 1870 justifia cette foi. Son rêve se réalisait, mais au milieu de quel bouleversement et au prix de quel « effroyable désastre[1] » ! S’il qualifiait de « misérables » les hommes qui nous avaient conduits là, il n’avait qu’une médiocre confiance dans ceux qui les avaient remplacés au pouvoir. Ils ne lui semblaient pas « avoir l’énergie nécessaire pour les circonstances ». Aux angoisses patriotiques vinrent s’ajouter les tortures morales qui résultèrent pour lui de la publication des Papiers Impériaux. Son nom figurait sur la liste des pensions. Il eut la douleur de se voir vilipendé et traîné dans la boue comme ayant vendu sa plume au régime déchu. Il protesta dignement par une lettre adressée au journal Le Gaulois. « Permettez-moi de vous déclarer que je n’ai jamais aliéné la liberté de ma pensée, ni vendu ma plume à qui que ce soit. Depuis 1848, je n’ai jamais écrit une ligne qui touchât à un événement contemporain. Cette allocation de 300 francs [par mois] qui m’a été offerte, et qu’une inexorable nécessité m’a contraint d’accepter, m’a uniquement permis de vivre dans la retraite, en travaillant à mes traductions d’Homère, d’Hésiode, de Théocrite et d’Eschyle. » Mais tout en repoussant fièrement ces calomnies, il en était profondément affecté. Écrivant, sur ces entrefaites, à un ami de province, après avoir rappelé dans quelles conditions il avait accepté la subvention impériale — sa pension de Bourbon supprimée, sa mère, « qui manquait de tout », retombant à sa charge — il poursuivait : « Je me suis sacrifié, et m’en voici récompensé par les insultes des journaux. Je vous

  1. Les citations qui suivent sont extraites des Lettres de Leconte de Lisle écrites pendant le siège et la Commune, publiées par St.-M. Sabitey dans la Renaissance Latine du 15 avril 1904.