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LECONTE DE LISLE

« Voici quatorze mois que je suis à Bourbon : 420 jours de supplice continu ; — 10 080 heures de misère morale ; — 60 480 minutes d’enfer ! Il n’est pas Dieu possible que cela ne compte pas plus tard ». Ainsi débute la première de ces lettres, écrite tout au commencement de janvier, puisqu’elle porte à son destinataire des souhaits de bonne année. On ne s’étonnera pas, après cela, que Leconte de Lisle n’ait dès lors qu’une idée en tête, qui est de s’en retourner en France. Une occasion s’est offerte, que, pour des raisons que nous dirons tout à l’heure, il n’a pas voulu saisir. Il est déçu, mais non désespéré. Il a confiance en lui ; il se sent destiné à autre chose qu’à « la vie stupide » qu’il mène. Et là-dessus il entame sans crier gare, pour l’édification d’Adamolle, une longue dissertation philosophique en jargon d’école, à travers laquelle on démêle assez facilement, sous l’impersonnalité apparente, le besoin de protester contre les sentiments qu’on lui prête dans son entourage et l’idée qu’on s’y fait de lui. Comme il est au-dessus de son milieu, indifférent aux affaires de ce monde, ne s’intéressant qu’aux choses de l’esprit et aux spéculations métaphysiques, étranger et distant, les gens qui n’ont pas les mêmes goûts que lui — ou, comme il dit, « le vulgaire » — lui reconnaissent une belle intelligence, mais l’accusent d’être égoïste et de manquer de cœur. L’objet de sa dissertation est d’établir que l’on ne saurait séparer le cœur de l’intelligence, que « le coeur n’existe que parce qu’il y a intelligence » et que « s’il y a intelligence, il y a virtuellement cœur aussi, alors même que ce mode ne nous serait pas visible et palpable. » Cette démonstration n’a pas paru péremptoire à Adamolle, et il a eu sans doute l’imprudence de le dire, car il se fait taxer, dans la lettre suivante, écrite le 18 janvier 1845, d’hérésie en matière de logique. Il a eu le tort plus grave — dans le but très louable d’incliner son irritable ami à modérer ses désirs et à se soumettre à la loi commune — de risquer une distinction entre les joies réelles de l’homme, celles qui s’offrent à sa portée, qu’il n’a qu’à étendre la main pour saisir, et les joies factices, qu’il va, à sa peine et à son dam, chercher trop loin ou trop haut. Son correspondant le rétorque avec vigueur : « « Les joies réelles ne sont ni l’amour, ni l’amitié, ni l’ambition comme on les conçoit sur