Page:Estève - Leconte de Lisle, Boivin.djvu/90

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

90
LECONTE DE LISLE

le caractère d’objectivité absolue qu’il a choisi pour être le signe distinctif de sa poésie. Mais on peut se demander s’il n’a pas eu le désir de retirer au christianisme une adhésion qu’il ne se souciait pas de lui donner, un hommage qu’il était de moins en moins disposé à lui rendre. La loi de Jésus lui apparaît surtout comme une loi qui contraint, qui violente et mutile la nature humaine. C’est ainsi qu’il la définit par la bouche même de son fondateur :


Je suis le sacrifice et l’angoisse féconde
Je suis l’Agneau chargé des souillures du monde
Et je viens apporter à l’homme épouvanté
Le mépris de la vie et de la volupté !
………………………………………………………
Je romprai les liens des cœurs, et, sans mesure,
J’élargirai dans l’âme une ardente blessure.
La vierge maudira sa grâce et sa beauté
L’homme se rentra dans sa virilité
Et les sages, rongés par les doutes suprêmes,
Sur leurs genoux ptoyés inctinant leurs fronts blêmes,
Purifiront au feu leur labeur insensé[1].


Ce n’est pas qu’il ne puisse y avoir dans cette doctrine de l’austérité et du renoncement, de l’humiliation de l’esprit et de la mortification des sens, une grandeur abrupte et comme une sorte de beauté sauvage qu’un poète du tempérament de Leconte de Lisle ne pouvait méconnaître. Un de ses plus beaux poèmes[2] est consacré à exalter les âmes ardentes, que chassait vers la Thébaïde, au iiie siècle de notre ère, le dégoût de la corruption qui submergeait l’empire comme une mer, ces anachorètes qui, dans la solitude, déchiraient « d’une main éperdue » leur chair encore frémissante des passions du monde, et dont les os blanchissaient dans les antres du désert. En ces « rêveurs », en ces « martyrs » en ces « vaillantes créatures », il a salué des poursuivants de l’idéal et des « amants désespérés du ciel » Mais dans une rédaction antérieure, dont la pièce actuelle n’est qu’un abrégé très adouci, il gourmandait avec véhémence ces « orgueilleux » ces « fous sublimes » qui trouvaient une jouissance condamnable à piétiner tout ce qu’il pouvait y

  1. Poèmes Barbares : Le Runoïa.
  2. Poèmes Barbares : Les Ascètes.