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Cette objection est dans la bouche de tous nos moralistes ; c’est un de ces principes que personne ne s’avise de leur contester. Tous disent, avec l’impartial auteur que je cite, que la cause de la distance entre la plus belle théorie morale et la pratique, vient de ce que dans celle-là on imagine (ce qui n’est pas) des hommes qui se soumettent avec grande docitité aux institutions des législateurs.

Je réponds que c’est précisément ce qu’ont fait la plupart de ceux qui se sont voulu mêler de policer les nations : il ont cru, ou que l’homme était naturellement tel qu’ils l’ont trouvé à la naissance de leurs projets, ou qu’il devait être ce que je prouve qu’il n’est point : ils ont érigé leurs systèmes sur cette théorie ; il ne faut pas s’étonner que, passant à la pratique, ils aient trouvé les hommes si peu disposés à se prêter à leurs arrangements, et qu’ils aient été obligés, pour les y contraindre, de faire tant de lois dures et sanguinaires, contre lesquelles la nature ne cesse de se révolter, parce qu’elles en renversent l’ordre, ou ne le rétablissent pas.

Ce que notre critique ajoute que, dès qu’on veut réaliser les choses, il faut prendre les hommes tels qu’ils sont, est équivoque. Entend-il les hommes tels qu’ils sont formés par la nature, ou bien, tels qu’ils sont devenus, et continuent d’être, depuis plusieurs siècles, chez les nations qui obéissent à du lois ?



État naturel des nations sauvages susceptibles des règles d’un très-
sage gouvernement[1]


Si vous prenez les hommes tels qu’ils sont dans l’état de

  1. Pour prévenir une foule de vaines objections qui ne finiraient point, je pose ici pour principe incontestable, que dans l’ordre moral, la nature est une, constante, invariable, telle que je l’ai montré plus haut ; que ses lois ne changent point, et que ses lois sont, en général, tout ce qui produit dans les créatures animées des inclinations paisibles, et tout ce qui en détermine les mouvements ; et qu’au contraire, tout ce qui éloigne de ces doux penchants, est dénaturé, c’est-à-dire, sort de la nature. Donc tout ce qu’on peut alléguer de la variété des mœurs des peuples sauvages ou policés, ne prouve point que la nature varie ; cela montre, tout au plus, que par des accidents qui lui sont étrangers, quelques nations sont sorties de ses règles ; d’autres y sont restées soumises, à certains égards, par pure habitude ; d’autres, enfin, y sont assujetties par quelques lois raisonnées qui ne contredisent pas toujours cette nature : ainsi, dans certaines contrées, si elle reste inculte et négligée, la férocité prend sa place ; dans d’autres, de fâcheuses circonstances ont interrompu ses effets ; ailleurs, des erreurs l’offusquent : les nations, et non la nature, se sont corrompues. L’homme quitte le vrai, mais le vrai ne s’anéantit point. Tant ce qu’on peut m’opposer ne fait donc rien à ma thèse générale. Tout peuple sauvage et autre a pu et peut être ramené aux lois de la pure nature, en conservant exactement ce qu’elle autorise, et rejetant tout ce qu’elle désapprouve. Ces vérités seront dans peu développées. Je puis donc, dès à présent, les appliquer à tel cas particulier que je voudrai.