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Page:Etudes de métaphysique et de morale, 1916.djvu/46

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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

misères. Veux-tu être semblable aux impies, qui me contemplent avec plaisir lorsque je les éclaire de la lumière de la vérité, et qui ont horreur de moi, lorsque je les reprends et que je les condamne par la manifestation de l’ordre[1] ?

De telles exhortations ne sont pas rares chez Malebranche. Il serait tout à fait contraire à sa pensée de supposer que, par cette distinction, il se propose d’introduire en Dieu quelque principe irrationnel. Nul doute, au contraire, que ce qu’il appelle l’ordre ne soit, ici même, la vérité la plus haute, la chose intelligible par excellence. Si, pour notre raison, l’ordre de l’amour est moins évident que l’ordre de la géométrie, et paraît distinct de l’ordre de la vérité, c’est qu’en cette vie notre raison est tournée vers la matière, et sujette à l’erreur. Une raison plus puissante et plus droite apercevrait dans l’ordre moral la source de l’ordre géométrique.

Et si, maintenant, l’on se ressouvient que ce que Malebranche, sous les noms de causes occasionnelles, causes naturelles, lois naturelles, nature, distingue des déterminations mathématiques, repose, en dernière analyse, sur la puissance et la sagesse de Dieu, c’est-à-dire sur Dieu en tant qu’ordre, et non sur Dieu en tant que principe de l’étendue intelligible, on conclura que les relations contingentes qui existent entre les créatures, loin d’être moins intelligibles que les relations des essences mathématiques, relèvent directement du principe même de la raison et de l’intelligibilité.

III

Quand on prend pour accordé que tout intellectualisme véritable, et en particulier l’intellectualisme de Malebranche, consiste à ne tenir pour intelligibles que les manières d’être réductibles à des déterminations mathématiques, on est amené à une conclusion étrange. Malebranche, après avoir célébré avec enthousiasme l’intelligence, après nous avoir montré l’homme admis à voir, en Dieu même, les raisons intelligibles des choses, en serait arrivé successivement à rejeter du domaine de l’intelligibilité les existences corporelles, les rapports entre les corps et les esprits, les relations mutuelles des phénomènes de la nature en général, les principes de

  1. Voir Méditations chrétiennes. Troisième Méditation, 19-23.