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Page:Etudes de métaphysique et de morale, année 10, 1902.djvu/277

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H. POINCARÉ. — SUR LA VALEUR OBJECTIVE DE LA SCIENCE.

Mais l’astronome, en faisant cette mauvaise plaisanterie, aurait évidemment abusé d’une équivoque. Quand il me dit : l’éclipse a eu lieu à neuf heures, j’entends que neuf heures est l’heure déduite de l’indication brute de la pendule, par la série des corrections d’usage. S’il m’a seulement donné cette indication brute, ou s’il a fait des corrections contraires aux règles habituelles, il a changé sans me prévenir le langage convenu. Si au contraire il a eu soin de me prévenir, je n’ai pas à me plaindre, mais alors c’est toujours le même fait exprimé dans un autre langage.

En résumé, tout ce que crée le savant dans un fait, c’est le langage dans lequel il l’énonce. S’il prédit un fait, il emploiera ce langage, et pour tous ceux qui sauront le parlér et l’entendre, sa prédiction est exeinpte d’ambiguïté. D’ailleurs une fois cette prédiction lancée, il ne dépend évidemment pas de lui qu’elle se réalise ou qu’elle ne se réalise pas.

Que reste-t-il alors de la thèse de M. Le Roy ? Il reste ceci : le savant intervient activement en choisissant les faits qui méritent d’être observés. Un fait isolé n’a par lui-même aucun intérêt ; il en prend un si l’on a lieu de penser qu’il pourra aider à en prédire d’autres ; ou bien encore si, ayant été prédit, sa vérification est La confirmation d’une loi. Qui choisira les faits qui, répondant à ces conditions, méritent le droit de cité dans la science ? C’est la libre activité du savant.

Et ce n’est pas tout. J’ai dit que le fait scientifique est la traduction d’un fait brut dans un certain langage ; j’aurais dû ajouter que tout fait scientifique est formé de plusieurs faits bruts. Les exemples cités plus haut le montrent assez bien. Par exemple pour l’heure de l’éclipse mon horloge marquait l’heure à l’instant de l’éclipse ; elle marquait l’heure au moment du dernier passage au méridien d’une certaine étoile que nous prendrons pour origine des ascensions droites ; elle marquait l’heure au moment de l’avant-dernier passage de cette même étoile. Voilà trois faits distincts (encore remarquera-t-on que chacun d’eux résulte lui-même de deux faits bruts simultanés ; mais passons sur cette remarque). Au lieu de cela je dis : l’éclipse a eu lieu à l’heure et les trois faits se trouvent concentrés en un fait scientifique unique. J’ai jugé que les trois lectures faites sur mon horloge à trois moments différents étaient dépourvues d’intérêt et que la seule chose intéres-