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H. POINCARÉ. — SUR LA VALEUR OBJECTIVE DE LA SCIENCE.

utile, car si je rencontre un corps jouissant de ces propriétés, je pourrai prédire qu’il fondra à 44°.

Sans doute, on pourra découvrir que la loi est fausse. On lira alors dans les traités de chimie : « il existe deux corps que les chimistes ont longtemps confondus sous le nom de phosphore ; ces deux corps ne différent que par leur point de fusion ». Ce ne serait évidemment pas la première fois que les chimistes en arriveraient à séparer deux corps qu’ils n’auraient d’abord pas su distinguer ; tels par exemple le néodyme et le praséodyme, longtemps confondus sous le nom de didyme.

Je ne crois pas que les chimistes redoutent beaucoup que pareille mésaventure arrive jamais au phosphore. Et si par impossible elle arrivait, les deux corps n’auraient probablement pas identiquement même densité, identiquement même chaleur spécifique, etc., de sorte qu’après avoir déterminé avec soin la densité par exemple, on pourra encore prévoir le point de fusion.

Peu importe d’ailleurs ; il suffit de remarquer qu’il y a une loi, et que cette loi, vraie ou fausse, ne se réduit pas à une tautologie.

Dira-t-on que, si nous ne connaissons pas sur la Terre un corps qui ne fonde pas à 44° tout en ayant les autres propriétés du phosphore, nous ne pouvons pas savoir s’il n’en existe pas sur d’autres. planètes ? Sans doute, cela peut se soutenir, et on conclurait alors que la loi en question, qui peut nous servir de règle d’action à nous qui habitons la Terre, n’a cependant aucune valeur générale au point de vue de la connaissance, et ne doit son intérêt qu’au hasard qui nous a placés sur ce globe. C’est possible, mais s’il en était ainsi, la loi n’aurait pas de valeur, non pas parce qu’elle se réduirait à une convention, mais parce qu’elle serait fausse.

De même en ce qui concerne la chute des corps. Il ne me servirait à rien d’avoir donné le nom de chute libre aux chutes qui se produisent conformément à la loi de Galilée, si je ne savais d’autre part que, dans telles circonstances, la chute sera probablement libre ou à peu près libre. Cela alors est une loi qui peut être vraie ou fausse, mais qui ne se réduit plus à une convention.

Je suppose que les astronomes viennent à découvrir que les astres n’obéissent pas exactement à la loi de Newton. Ils auront le choix entre deux attitudes ; ils pourront dire que la gravitation ne varie pas exactement comme l’inverse du carré des distances, ou bien ils pourront dire que la gravitation n’est pas la seule force qui agisse