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H. POINCARÉ. — SUR LA VALEUR OBJECTIVE DE LA SCIENCE.

conception scientifique), toute loi n’est qu’un énoncé imparfait et provisoire, mais elle doit être remplacée un jour par une autre loi supérieure, dont elle n’est qu’une image grossière. Il ne reste donc pas de place pour l’intervention d’une volonté libre.

Il me semble que la théorie cinétique des gaz va nous fournir un exemple frappant.

On sait que dans cette théorie, on explique toutes les propriétés des gaz par une hypothèse simple ; on suppose que toutes les molécules gazeuses se meuvent en tous sens avec de grandes vitesses et qu’elles suivent des trajectoires rectilignes qui ne sont troublées que quand une molécule passe très près des parois du vase ou d’une autre molécule. Les effets que nos sens grossiers nous permettent d’observer sont les effets moyens, et dans ces moyennes, les grands écarts se compensent, ou tout au moins il est très improbable qu’ils ne se compensent pas ; de sorte que les phénomènes observables suivent des lois simples, telles que celle de Mariotte ou de Gay-Lussac. Mais cette compensation des écarts n’est que probable. Les molécules changent incessamment de place et dans ces déplacements continuels, les figures qu’elles forment passent successivement par toutes les combinaisons possibles. Seulement ces combinaisons sont très nombreuses, presque toutes sont conformes à la loi de Mariotte, quelques-unes seulement s’en écartent. Celles-là aussi se réaliseront, seulement il faudrait les attendre longtemps ; si l’on observait un gaz pendant un temps assez long, on finirait certainement par le voir s’écarter, pendant un temps très court, de la loi de Mariotte. Combien de temps faudrait-il attendre ? Si on voulait calculer le nombre d’années probable, on trouverait que ce nombre est tellement grand que pour écrire seulement le nombre de ses chiffres, il faudrait encore une dizaine de chiffres. Peu importe, il nous suffit qu’il soit fini.

Je ne veux pas discuter ici la valeur de cette théorie. Il est clair que si on l’adopte, le loi de Mariotte ne nous apparaîtra plus que comme contingente, puisqu’il viendra un jour où elle ne sera plus vraie. Et pourtant croit-on que les partisans de la théorie cinétique soient des adversaires du déterminisme ? Loin de là, ce sont les plus intransigeants des mécanistes. Leurs molécules suivent des trajectoires rigides, dont elles ne s’écartent que sous l’influence de forces qui varient avec la distance suivant une loi parfaitement déterminée. Il ne reste pas dans leur système la plus petite place, ni pour la